Ils transmettaient des informations sur les aérodromes, les installations militaires, les mouvements de troupes,... situés dans le Nord de la France et en Flandres.
Ils étaient 41 dans son réseau…
Six de ceux-là seront exécutés à Gand.
Ainsi : Achille de Backer ; Alfons Van Caeneghem ; Theophile Goedhuys ; Alfred Pagnien ; Alfons Van der Coilden et Alphonse Bernard.
Lorsqu’Alfred Pagnien fut arrêté, condamné et emprisonné, c’est Théophile Goedhuys qui prit le relais, à la tête de son organisation…
T. Goedhuys sera lui-même fusillé, le 19 mars 1918, 4 jours avant son "patron"...
Alfred Emile César Pagnien est né le 28 Juin 1878 à Valenciennes.
Il étudie au Lycée St-Louis à Paris.
Appelé sous les armes à Lille, il rejoint, malgré une dispense de service militaire, le 43e Régiment d’Infanterie, en novembre 1899.
En 1900, il suspend sa carrière militaire, et, deux ans plus tard, il se fait réengager pour une durée de 3 ans.
Muté du 43e RI au 33e RI, il termine l’armée, réformé, pour raison médicale. Ainsi, il quitte le 145e RI, son dernier lieu d’affectation, en avril 1905.
Ingénieur civil à la mobilisation générale du 2 août 1914, il est estafette motocycliste, en charge du transport des dépêches, durant quelques mois, avant d'être maintenu réformé, en novembre 1914, pour les problèmes cardiaques dont il souffre.
Durant l’occupation allemande de sa ville, ne supportant pas cet état de fait, Alfred Pagnien arrive à passer en Hollande, pays neutre.
Auprès des Alliés, il s'engage dans le patriotisme (résistance) et met sur pied un réseau d'espionnage qui connut son essor en 1915.
En 1916, le GQG Britannique, installé à Folkestone, concentre son attention sur les informations qui lui sont fournies par un certain "Stéphane" ; celui-ci étant aidé par celle qui deviendra son épouse, peu avant qu’il ne soit exécuté.
Ainsi, Lucie Robbé, sa compagne, fera pour lui et son réseau, entre 1915 et 1916, la navette entre Lille et Selzaete (Zelzate), transportant tantôt du courrier, tantôt de la panclastite, nécessaire à faire sauter les équipements ferroviaires de l’occupant germanique.
En avril 1916, et, pour tentative de franchissement de frontière; au moyen de faux-papiers, Alfred Pagnien est arrêté une première fois, par les autorités allemandes, à Diest.
Il est alors condamné, le 30 avril, à 9 mois de prison ; peine qu’il accomplira à la forteresse d’Elberfeld (région de Dortmund).
Son réseau d’espionnage ne sera pas inquiété des suites données à cette arrestation ni même à son incarcération en Allemagne.
Ce même réseau d'espionnage sera opérationnel, jusqu’au moment de son arrestation, le 8 mars 1917 ; et dans la foulée, celle de sa future épouse, en juin ; mais encore, de celle de plusieurs collaborateurs.
Alfred Pagnien sera condamné à mort le 5 décembre 1917, incarcéré à la prison de St-Gilles à Bruxelles, et, ensuite de cela, à celle de Gand ; lieu proche de l’endroit de son exécution.
Le 23 mars 1918, à 6 heures du matin, il sera fusillé en même temps qu’Alphonse Bernard, un autre membre de son réseau.
A titre posthume, Alfred Pagnien obtiendra d'être décoré de l’Ordre de l’Empire britannique ; il sera également fait Chevalier de la Légion d’honneur par la France.
De la prison militaire de Gand et de la cellule n° 184 qu'il occupe, il écria ceci, juste avant son exécution ; document qu'il remettra clandestinement à son épouse venu le visiter pour la dernière fois...
Le 23 mars 1918
Alfred, Emile, César, Pagnien, Français, prisonnier politique, condamné à mort par le conseil de guerre, siégeant à Gand le 5 décembre 1917,
A Monsieur le Président de la République Française
Monsieur le Président,
A la veille de mourir pour la bonne cause, j'ai l'honneur de vous adresser ces lignes que je donnerai tantôt en cachette à ma femme au parloir, en trompant la surveillance du fonctionnaire allemand et qu'elle vous remettra un jour.C'est le dernier cri qu'un Français avant de tomber adresse à notre chère France, il renferme un adieu et une prière :
Je meurs avec la satisfaction d'avoir bien rempli mon devoir et d'avoir été utile, mais aussi avec la douleur de laisser sans ressources ma femme et mon enfant.
Monsieur le Président, en vous j'ai l'honneur de faire appel à la France en la priant de venir en aide à la veuve et à l'orphelin. Je pars avec la confiante espérance que ma prière sera écoutée. Cet espoir me fait du bien, il m'aide à tout supporter.
Adieu, mon beau et cher pays, tant meurtri, adieu braves camarades qui allez combattre et mourir pour libérer notre sol, vengez les disparus et délivrez nos compagnes et nos enfants d'une intolérable servitude.
Merci, Monsieur le Président de la République, pour ce que vous voudrez bien faire pour les miens et Vive la France...
signé : Alfred Pagnien
Mais aussi, il écrira ceci à l'attention de sa femme, Lucie :
Ma chère femme,
Quel supplice pour un mari, lorsque la crainte, l'affreuse crainte de perdre son bonheur lui vient à son esprit. On base des espoirs sur des faits insignifiants, mais parfois aussi le doute, entre sournoisement dans le cerveau, et pour bien l'en chasser vite, il faut un effort de volonté. Ah, cette pauvre volonté, on lui a déjà tant demandé depuis un an. Et d'autres ont tant fait pour la réduire, pour en lasser l'énergie afin de me faire tomber à leur merci... Rien n'a fait... on a tenu bon jusqu'au bout, mais maintenant que la lutte est terminée, qui pourrait m'en vouloir d'éprouver un peu de désir de repos. J'en ai tant été privé à St Gilles... Tu vas penser que je suis hanté par le souvenir de ce bagne. Non pas, je n'y penserais plus si j'étais sauvé, mais que veux-tu, c'est mon cauchemar... Tu as souffert tant toi aussi, ma pauvrette et tu me comprends. Lorsque je fus arrêté après le voyage en chemin de fer, une auto m'attendait à la gare et je suis arrivé dans la nuit seulement à la prison, où je subis un long interrogatoire. Puis trois jours de repos et alors le régime d'espion commença. J'eus la déplorable compagnie de trois de ces bandits, les deux premiers furent vite convaincus de mon innocence. N'ayant rien tiré de moi on m'enferma avec le chef mouton, un certain individu se disant comte ambassadeur de Russie à Bruxelles avant la guerre et condamné à dix ans de travaux forcés pour espionnage. Le pseudo comte me fit un accueil aimable mais hautain, comme il convient à une personnalité de ce genre (j'ai appris que c'est un criminel, incarcéré pour des affaires louches d'avortement avant-guerre). Il était extrêmement habile et bon comédien, mais infiniment trop novice, pour un parisien, de la lutte, et au bout de deux jours, il avait sacrifié sans résultat quelques douceurs destinées à m'amadouer, chocolat, pain d'épice, et mis à contribution en pure perte toute les ficelles de son art sinistre et toutes les ressources de son imagination.
Je faisais l'imbécile. Le troisième jour au réveil, changement d'attitude complet...: "Assez de comédie, Stéphane, me dit-il, je vous connais, il faut avouer, ou je vous fait mettre au cachot pour quinze jours." - Je lisais dans ses yeux une haine féroce. Je me mordis les lèvres et ne répondis pas, j'avais résolu de ne pas lui parler. Te dire tout ce que ce monstre me jette à la figure pendant cette matinée est impossible : menaces, injures, succédant à des flatteries, rien n'y fit, je n'ouvris pas la bouche une seule fois, mais à quelle épreuve était mise ma patience. Ai-je honte de le dire ? J'ai souffert là mille fois plus qu'on ne peut souffrir devant un feu de peloton. Être enfermé dans une étroite cellule, en tête à tête avec une canaille, qui marche de long en large, vociférant des horreurs, et cherchant tout ce qui peut vous briser le coeur de chagrin... : "C'est fini, me disait-il, la vie, le soleil, la joie de la famille, vous pouvez faire une croix dessus, votre fiancée et vous serez fusillés, comme des chiens. Ah, il y a longtemps que je vous cherchais, mais votre compte est bon. Vous ne voulez pas répondre, vous allez aller aux cellules de correction, sans matelas, sans lumière, au pain et à l'eau et quand votre sale viande sera verte et que vous crierez grâce, alors, vous ferez vos dépositions."- Puis, par d'autres moments : "Allons Stéphane, soyons amis, avouez mon cher, c'est le seul moyen de sauver votre peau, et si vous êtes franc et sincère, vous aurez en moi un protecteur et un ami ;je ferai tout, pour améliorer votre cas", etc.
Ma chérie je te raconte tout cela, parce qu'il faut que tu le saches afin de n'oublier jamais.
Tu devines mon état d'esprit, pendant ces heures maudites... je revoyais tout... Je pensais à toi et à mon enfant !!! Je m'étais promis d'être fort sur moi-même, pour ne rien commettre d'irréparable, mais j'étais là assis sur mon matelas par terre, ma tête entre ces deux poings et je luttais de toutes mes forces, contre l'instinct grandissant qui me poussait à bondir à la gorge de ce tortionnaire et à l'étrangler sur-le-champ. Je ne puis pas comprendre, comment j'ai eu tant d'empire pour moi-même, les oreilles me tintaient et je voyais rouge, j'entendais mon coeur battre trop fort et cela me faisait mal. A midi, je ne mangeai pas et me mis à marcher aussi dans ma cellule, lui, avala son repas debout, le dos au mur, afin de ne pas me perdre de vue, il sentait que je ne pouvais plus me contenir et que sa position devenait périlleuse, c'était vrai, je tremblais de rage et j'avais peur de moi-même, car je me connaissais bien, et je savais que si je commençais à le toucher ou si lui-même me frôlait, je lui aurais crevé les yeux et fendu la tête à coups de talon. Pour être libre de mes gestes, j'avais quitté pardessus, cache-nez et veston malgré le froid qu'il faisait, j'étais en bras de chemise. A ce moment il eut peur, il sonna précipitamment avec violence, et demanda qu'on m'emmène. le gardien était là, je remis mes vêtements et partis, au moment où je passais devant lui, remis en audace par la présence du soldat, il me traita de "sale espion, en me souhaitant de crever au plus vite". Là, je ne vis plus clair et me livrai sur lui aux violences que la femme Irma et le Liégeois, ses amis, t'ont raconté.
[J'étais moi, enfermée à ce moment là avec l'espionne qui se faisait appeler Irma, plus tard on essaya une autre tactique, on me fit parler avec un Liégeois. Je reprends le récit de mon mari. (note de Mme Pagnien)]
Grâce à l'intervention de deux gardiens, on put m'arracher à lui et me conduire à la cellule 58, où demeuré seul, je me mis à pleurer de rage comme une vraie bête et à briser tout ce qui se trouvait sous ma main. Je n'ai eu un bol que quinze jours plus tard et pendant tout ce temps je recevais mon manger dans mon mouchoir. Ah, ma brave chérie, quel soulagement de te dire tout. Sache aussi que GOEDHUYS a été enfermé aussi avec cet ignoble individu quatre jours. Ce n'est pas tout. Le Liégeois, ami de cette chienne d'Irma, est mis dans un préau voisin du mien, il me parle, il me dit qu'il y a au-dessous de sa cellule une Française qui est partie se promener à Anvers avec les policiers, ils me donnent ton signalement pour que je sois en rage et pour que je te charge à l'instruction pour te perdre, etc... Heureusement que je te connais. Mais que de malheureux marchent avec de tel moyens, et quelle boue morale abritent les murs maudits de St Gilles. Que de désespoirs, que de souffrances...Te rappelles-tu le bruit sourd que fit le corps de ce malheureux qui se jeta du haut de notre galerie sur les dalles et se brisa les jambes ? Tu étais en prison alors... Pourquoi cet acte de désespoir ? Qui le saura jamais ?... et le pauvre de la cellule 102, retrouvé pendu à la fenêtre avec son essuie-mains. N'oublie pas nos souffrances ma chérie...
Le 22 mars 1918
Ne pleure pas ma Lucie, je ne souffre plus, c'est fini, je dors en paix... Que cette pensée te console. Ah, je pressentais bien que cette longue visite anticipée était un adieu et je t'ai quittée le coeur déchiré, mais je n'ai pas voulu troubler tes espoirs possibles en faiblissant dans ce rapide et dernier baiser.
Courage femme chérie, encore une fois laisse-moi te redire que tu as été bonne, tout ce que peut dicter à un coeur délicat une amitié vraie, une tendresse toujours en éveil, tu l'as fait pour ton prisonnier jusqu'au bout, sois-en bénie Lucie et que l'on te rende un jour en bonheur tout le bien que tu m'as fait. Chacun de nous a fait son devoir, nous n'avons rien à nous reprocher.
Je veille ma dernière nuit, dans une salle éclairée, il est neuf heures et demi, j'ai encore jusqu'à six heures 1/2 du matin à vivre. Il y a quelques heures, Ma chérie, tu étais là, je prenais tes mains, savais-tu que nous nous quittions pour toujours ? pas d'une façon certaine, mais je t'ai sentie inquiète et je t'ai vu pâlir en me disant : "à Lundi".- Quant à moi, je n'ai nullement été surpris lorsque à 7 heures, l'aumônier est venu nous aviser de la délivrance, depuis samedi, j'étais fixé, mais je me suis efforcé de te le cacher...
(.....)
Adieu ma jolie, adieu à mon petit, pendant que vous dormirez encore mes chéris, je vais mourir pour notre belle France, pour vous ses enfants, et je vous embrasse ici une dernière fois.
Minuit 15 - Je garderai votre portait dans la main pour mourir en vous regardant et j'ai demandé qu'il te soit rendu après.
3 heures - BERNARD et moi avons dormi ou plutôt sommeillé de 1 heure à 3. Adieu aux amis à ceux qui te parleront de moi.
4 heures - Ma pensée ne te quitte pas avec André.
5 heures 10 - Nous buvons ton délicieux vin, merci. Moral excellent.
5.h.45 - Nous partons... adieu et courage... Courage amie, nous en aurons...
[Mon mari est entré au champ de tir de Gand, en entonnant la Marseillaise, il refusa le bandeau et mourut en héros, en criant "Vive la France, Vive la Belgique"]
Mme Vve Pagnien
La lettre suivante, adressée à Lucie, précèdera de 12 jours, les deux précédents écrits rédigés dans la nuit du 22 au 23 mars ; le 23 étant le jour de son exécusion...
Le 11 mars 1918
Ma chérie, tu as bien compris à la pression de mes mains, lors de ta dernière visite, ce que je ne voulais pas dire lorsque l'interprète allemand Monsieur Bouma, faisait entrevoir la possibilité d'une rupture de notre front, suivie d'une défaite de notre armée. Je ne puis engager une discussion aussi vive avec celui qui nous ménage des entrevues qui me sont si chères, mais à toi, chère petite soeur de France, je puis affirmer ma foi inébranlable de Français dans l'issue de la lutte. Certes, l'heure est grave, cette année sera sans doute la décisive, l'année terrible qui verra les convulsions gigantesques dont sortira la paix, de grandes tueries vont avoir lieu, mais notre ligne ne sera pas brisée. Non, ils ne passeront pas. Les armées allemandes vont se heurter à ces baïonnettes glorieuses qui n'ont pas permis de franchir la Marne à un ennemi bien supérieur en nombre. Elles vont avoir affaire à ces troupes héroïques qui ont brisé sur l'Yser l'effort colossal porté sur Calais. Certes la Russie immense, colosse aux pieds d'argile n'a pas su faire ce que nos grands pères à nous Français, ont su réaliser, géants de 89, sans pain, sans soutien, qui ont fait plier les genoux de l'Europe entière coalisée pendant que derrière eux s'accomplissait notre grande révolution. Les petits-fils de ces gens ne laisseront jamais passer l'ennemi, n'en doutons pas. L'Italie a subi un désastre, mais qui a empêché qu'il ne devienne irréparable ? Les troupes de l'Ouest... A l'Ouest pas un revers : qui a arraché Lens, St Quentin, le Chemin des Dames : les troupes de l'Ouest ; les vaillants régiments belges, la puissante armée anglaise, tout ma France armée, les contingents d'Amérique, sont là, pressés coude à coude de la Mer du Nord aux Vosges, prêts à subir le choc ou à le donner... Ah ma chérie, quelle tristesse, s'il faut tomber ici, obscurément au pied d'un mur au lieu de se battre la-bas gaiement en terre de France...