Ils sont embarqués à Soignies dans un train à destination de Munster en Hanovre ou Soltau, via Bruxelles, Liège, Cologne, Werl, Breme, Osnabrück…
Avant cela, ils sont rassemblés face à l'église des Franciscaines, située à côté de l'actuel n° 22 de la rue de la Station ; ainsi, perpendiculèrement, dans la rue de Scouvemont qui porte aujourd'hui le nom de "rue des Martyrs de Soltau", ils attendent...
Fin octobre 1916, une affiche placardée par ordre de l’autorité allemande, que chapeaute le général Moritz von Bissing, signataire de l'arrêt de mort d'Edith Cavell, informe et ordonne aux personnes de sexe masculin, âgées de 18 à 60 ans de se rendre, au jour et heure fixés, sur la place Guillaume munies de leur carte d’identité. Seul, un homme de 79 ans s'y rend. Le lundi 6 novembre, une nouvelle affiche ordonne aux hommes de se présenter deux jours plus tard, dès 7 heures du matin, au couvent des sœurs Franciscaines, rue de la Station, munis d’un bagage à main. Il y est précisé que des sanctions seront prises contre les réfractaires : amende ; peine d’emprisonnement et/ou déportation en Allemagne. Le 8 novembre, dès l’aube naissante, on voit se presser dans les rues plus de 2.000 hommes, serrés les uns contre les autres, sous une pluie battante, silencieux, anxieux de connaître le sort qui les sera réservé. À l’intérieur du couvent, les Allemands ont formé une sorte de bureau de recrutement. Le commissaire de police et des personnalités locales assistent à ces opérations... (ici)
Au total, ils seront +/- 60.000 à partir de Belgique pour l'Allemagne.
Sur ce nombre, 842 quitteront Soignies le 8 novembre 1916 ; 35 mourront sur place ou bien sur la route du retour au pays, mortellement touchés par la maladie et par les mauvais traitements.
Emile Houchon, 45 ans, était un de ces martyrs de Soltau (Parnewinkel). Parti, lui, de Tubize-Clabecq, le 9 novembre 1916, il accompagne, malchanceux, 424 Rebecquois et Quenestois (liste : ici)...
Texte remanié et s'inspirant librement de témoignages et d'écrits historiques ; entre autres de : "Mémoires et antimémoires littéraires au XXe siècle" ; la Première Guerre mondiale Vol. 1.
Nous remercions au passage ceux et celles qui se reconnaitront pour nous avoir aidé dans nos recherches...
Partie I
Albert Delahaut, soldat belge, captif en Allemagne durant plus de 5 ans ; il précéda Emile Houchon à Soltau d'août 14 à fin 1916...
° Présentation du personnage
Albert Delahaut est né de mère célibataire en 1892 à Thuin en Hainaut. Il est placé très jeune en pension à Capelle-au-Bois en province d’Anvers.
En septembre 1904, Eva Delahaut, sa maman, épouse le professeur d’Athénée, Thomas Waucomont.
Le jeune Albert est présenté comme un neveu orphelin, recueilli par le couple Waucomont ; il est prié de s’adresser à ses parents sous le vocable de "oncle et tante.
C'est âgé de 15 ans qu'à Anvers, il commence à travailler comme apprenti dans une scierie. Les week-ends, il effectue des travaux, afin de pouvoir se payer des places de théâtre ou de cinéma.
Il entre à l’armée, au 9e de ligne, le 30 octobre 1912.
La loi du 14 décembre 1909 a supprimé le tirage au sort et le remplacement, et institué le service personnel et obligatoire à raison d’un fils par famille.
Elle a réduit la durée du service actif à 15 mois pour les troupes à pied.
Albert Delahaut, versé dans l’infanterie, est démobilisé à la fin du mois de janvier 1914.
Il semble qu'il s'en retourne travailler à Anvers, puisqu’il s’y produit dans une troupe de théâtre amateur locale.
Six mois plus tard, le 29 juillet 14, le gouvernement met l’armée sur pied de paix renforcé et rappelle les classes de 1910, 1911 et 1912.
Le lendemain, la plupart des miliciens ont rejoint leur unité.
Le 4 août, le 9e de ligne prend position au-dessus de Liège, bivouaque dans une prairie et le 5 août, Albert écrit à son beau-père une carte postale qui dit ceci :
Mon bien cher Oncle,
Le moment est grave. Après les événements qui viennent de se produire, je ne crois pas que tu aies trouvé l’occasion de partir pour la Norvège.
Vite donc les dernières nouvelles. Je suis depuis hier matin près du bois de Kimkempois. Les alboches s’avancent à grands pas. Un des nôtres a été tué ce matin par une patrouille allemande, nous avons fait un prisonnier.
Nos officiers croient qu’un combat aura lieu avant cette nuit. Nous sommes à l’avant-garde.
Donc je ne veux pas t’effrayer mais sait-on jamais. Fais tout ton possible (dans un cas défavorable pour moi) pour bien consoler ma chère chère petite maman. Dis que je n’ai pas peur, et que si je meurs, ce sera comme un brave et pour la patrie. Quant à toi, je te remercie de tout mon cœur. Je regrette les événements mais puisqu’il le faut !! Allons mon cher Oncle chéri du courage et Espérons.
Mes meilleurs baisers à tous deux et espérons à bientôt qui sait ?
Albert Delahaut
Après une nuit de combat et une blessure sans grande gravité, Albert est fait prisonnier avec les survivants de sa compagnie.
Les 6, 7 et 8 août les prisonniers sont soumis à une marche forcée vers Malmédy, Theux, Spa, Francorchamps et le 10 août, à 4 heures du matin, ils sont embarqués dans un train à destination de Munster en Hanovre, via Cologne, Werl, Breme, Osnabrück et Soltau (- ici - ici - ici -).
La vie des prisonniers et des camps, et plus particulièrement la vie culturelle de ces camps, c'est ce qu'il sera proposé d’explorer, à travers l’expérience d’un prisonnier belge, celle d'Albert Delahaut, militaire, qui a eu le triste privilège de détenir ce qui est probablement un record en terme de durée de captivité, et, qui est fait prisonnier à Liège, après la première nuit de combat, le 6 août 1914. Il rentrera, chez lui, le 15 janvier 1919, après avoir été détenu cinq ans et quatre mois en Basse-Saxe, dans les camps de Munsterlager, Soltau, Göttingen et Cassel.
° De Belgique en Allemagne...
Le voyage est pénible, entassés dans des wagons à bestiaux, sans confort et sans nourriture ; les prisonniers subissent à chaque arrêt les huées et insultes des civils allemands, violemment hostiles à la vue des premiers ennemis.
° Arrivés sur place...
La vie dans les différents camps d’Allemagne, entre août et décembre 1914, s’organise de manière très comparable.
Dans l’esprit de tous les belligérants, et en tout cas, dans celui des Allemands, la guerre sera de courte durée.
Le pays ne s’est pas préparé à devoir "accueillir" un nombre élevé de prisonniers. Les infrastructures manquent. Des tentes sont hâtivement dressées.
Dans certains camps, les hommes couchent à même le sol ou dans des gourbis qu’ils creusent sous la terre.
Ce sont les prisonniers, eux-mêmes, qui seront chargés de construire les baraquements qui les abriteront pendant plus de quatre longues années de guerre.
° Camp de Munster
Le camp de Munster est situé dans une petite plaine fermée parsemée de sapinières. L'endroit dispose à ses début de quelques casernements servant aux régiments allemands pendant leurs périodes de manœuvres ; en dernier lieu de concentration des troupes qui prendront part à la guerre.
Les prisonniers sont logés dans des baraques en bois recouvertes de tôle ondulée, et divisées en quatre chambrées, deux petites, une à chaque extrémité, appelées Kopf-Stuben. Ces chambres de tête sont en principe destinées aux sous-officiers. Les deux autres grands dortoirs de 120 mètres carrés chacun sont habités par 50 hommes environ.
Au début, les prisonniers couchent sur le plancher couvert d’un peu de paille ; ensuite, sur des sacs remplis de copeaux de bois.
Ces baraquements sont en nombre insuffisant face à l’afflux permanent de nouveaux arrivants. Ainsi, trois semaines après l’arrivée des premiers Belges, capturés à Liège, les nouveaux venus sont logés dans de vastes tentes provisoires - abritant chacune 520 hommes - et dressées dans des campements annexes.
Tous les matins, les sentinelles viennent ponctionner des prisonniers pour effectuer les corvées. Le Feldwebel se lance parfois dessus, le sabre à la main. Alors, à ce moment-là, les prisonniers fuient en tous sens, poursuivis par ces soldats.
Quand ceux-ci en ont acculé un certain nombre d'homme dans un coin, ils les font se ranger par quatre et ensuite les conduisent au travail.
Les autres, demeurent laissés sans occupation et sans distraction. Éloignés des leurs, sans nouvelles de la guerre, inactifs, inutiles, affamés, les prisonniers sont en proie au cafard et à la dépression.
La pratique du jeu est, dans un premier temps du moins, un antidote efficace contre la déprime. Quelques prisonniers possèdent des jeux de cartes. D’autres, au moyen d'objets et de matériaux de fortune confectionnent des jeux de dame, d’échecs, mais aussi des jeux de roulette, des tric-trac…
Pour passer le temps, on joue s'amuse aux dominos, au bouchon, au bonneteau...
Dans la foulée de ces activités ludiques, la nécessité de s’occuper et de se distraire sollicite en outre l’inventivité et la créativité...
Alors...
Comme d’instinct, chaque ouvrier reprend sa profession comme moyen de générer quelque rémunération. On voit ainsi "s’installer" des coiffeurs, des tailleurs, des menuisiers, des fabricants de couteaux, de galoches, d’objets en tous genres découpés, notamment, dans le fer blanc des boîtes de harengs, dans des planches arrachées à l’un ou l’autre édifices...
On rivalise d’ingéniosité. Les sportifs organisent des séances d’entraînement et des compétitions…
Les artistes se mettent à dessiner, à graver, à sculpter, à construire…
Ces diverses activités concourent à améliorer la qualité de vie et la capacité de survie des hommes, dans ces conditions d'existence tellement inhabituelles et particulièrement pénibles.
Les arts du spectacle trouvent aussi leur place dans ces communautés formées de manière fortuite, accidentelle ou aléatoire, et, où il est impérativement nécessaire de créer des liens, afin de tenir le coup.
Ainsi, on voit d’abord, par-ci, par-là, se produire des humoristes.
Willy Van Cauteren, dans le journal qu’il tient en dépit de toutes les interdictions, raconte qu’à Celle (Hanovre), "il y a parmi les prisonniers un clown de cirque qui fait la joie de leurs pauvres soirées, en exécutant les tours les plus cocasses. Cela tue le temps."
Malgré les prescriptions sévères, quant à l’heure de l’extinction des feux, chants et danses s’improvisent.
À Munsterlager, un Liégeois met sur pied des séances de café-concerts, de prestidigitation et même de magnétisme.
° A Soltau...
Le camp de Soltau, dit "camp des Belges", est situé dans une région de marais.
Selon un rapport de l'époque, rédigé par l’œuvre d’assistance aux prisonniers belges en Allemagne, et, présenté à l’assemblée générale du 26 février 1916, Soltau compte en septembre 1915, 2.767 Belges alors que 17.000 d’entre eux sont recensés dans les 57 colonies pénitencières qui en dépendent.
En août 1914, les premiers prisonniers belges à Soltau découvrent "une plaine circulaire, véritable cuvette, couverte de bruyères et entourée par les sombres frondaisons des sapinières."
Dans cette région vierge de toute construction, faisant partie des landes incultes du Lunébourg, les prisonniers couchent dans un premier temps à la belle étoile.
De même qu’à Munster, dans cette municipalité du district de Soltau-Fallingbostel de Basse-Saxe située à 18 kilomètres de Soltau, un contingent de travailleurs est recruté tous les matins par une cinquantaine de gardes se livrant à une véritable battue et traquant les prisonniers le fusil à la main, jusqu’à en avoir racolé le nombre nécessaire au défrichement des bruyères et à la construction des baraquements.
A Soltau, un premier camp est achevé dans le courant de l’automne, et, de suite, la construction d’un deuxième camp est entamée, juste à côté du premier.
C’est dans ce camp numéro II, encore en construction, que sont parqués les prisonniers en provenance de Munsterlager.
Dans une lettre adressée à ses parents, un des Belges transférés à Soltau le 13 décembre écrit ceci :
(…) combien je regrette Munster ; c’était un paradis avec toutes ses misères ; ici, c’est la misère noire. Le camp est tout neuf ; les baraques sont en pleine bruyère ; l’eau coule des parois en bois ; le chauffage est à vapeur mais ne fonctionne jamais et il y a ici de dures gelées. L’éclairage est électrique. La nourriture n’est pas digne de figurer au menu des porcs dont se nourrissent nos gardiens.
Ici aussi le temps s’écoule lentement pour ceux qui ont échappé aux corvées, et les prisonniers éprouvent également le besoin de s’occuper, de se distraire et de s’instruire.
Les Belges ont généralement une réputation de débrouillardise. Charles du Bus de Warnaffe, détenu lui aussi à Soltau, se livre, dans son petit ouvrage intitulé "Derrière les fils de fer" à une analyse des caractères nationaux des prisonniers. De ses compatriotes, -après avoir énuméré les qualités déjà évoquées par Jules César-, il écrit ceci:
(…) j’en sais d’autres moins brillantes mais qui parfont merveilleusement l’harmonie du caractère belge et sa simplicité. Sans que je doive m’y attarder, je cite son bon sens, son esprit de mesure, ce middelmaat qui le garde des aventures extrêmes et n’est qu’une forme de sa réserve et de sa prudence, son esprit de fière indépendance, sa franchise parfois rude, sa modestie dans le persévérant accomplissement du devoir.
J’ai retrouvé ces traits dans le belge captif, et par là il tenait en échec, il inquiétait et exaspérait l’orgueil allemand. Mais ce qui l’humiliait davantage -bien qu’il les admirât sans les comprendre-, c’était son je m’en fichisme, son esprit frondeur et son étonnante aptitude à se tirer des situations les plus compliquées. Videz complètement une baraque, disait à un de ses officiers le commandant du camp, (…), entourez-là de sentinelles et faites-y entrer un belge tout nu. Un quart d’heure après, vous le verrez ressortir, vêtu des pieds à la tête.
Albert Delahaut rappelait volontiers, lui aussi, que les baraquements de ses compatriotes étaient de loin les mieux organisés et meublés, grâce à un esprit de débrouillardise et d’invention, qui font traditionnellement des Belges les champions du "système D."
Ceci explique partiellement, sans doute, que le camp de Soltau s’organise très rapidement et que l’on y trouve, avant bien d’autres, diverses initiatives destinées à distraire et instruire les captifs, ainsi que des mouvements de solidarité et de secours aux plus démunis d’entre eux.
À Bruxelles, le journal Le Quotidien, publié pendant toute la durée de la guerre, mentionne dès le 4 mars 1915 les activités du camp :
Nos prisonniers en Allemagne
Les prisonniers belges du camp de Soltau, en Hanovre, qui sont au nombre de 25. 000, "organisent" leur captivité, de manière à rendre celle-ci moins déprimante. Les intellectuels, étudiants, professeurs, membres du barreau et ingénieurs voisinent dans des baraquements chauffés et éclairés et sont autorisés à recevoir, à l’aide de conférences et de cours, diverses parties de leurs études, à continuer leurs travaux.
Pour les délasser, on les autorise en outre le dimanche après-midi à jouer des comédies, des piécettes. Nous avons publié récemment le programme d’un concert au "Casino" de Soltau, qui ne manquait ni d’attrait ni d’originalité.
Soltau est l’un des camps où l’apparition d’un théâtre est extraordinairement précoce. Au camp I, un Bruxellois a fondé, dès le mois d’octobre, un théâtre qui prendra le nom de Cosmo-Palace. Pour ce qui concerne le camp II, le premier document que nous avons pu consulter date du 10 janvier 1915 et témoigne d’une soirée théâtrale, moins d’un mois après l’arrivée des premiers occupants du nouveau camp. Fondé par deux sous-officiers des forts de Liège, Baudoux et Ghilain, le théâtre a pris le nom de Bois Sacré, en référence à la mythologie tout autant qu’à un théâtre bruxellois, créé peu avant la guerre.
A cette époque, faire partie de la troupe de théâtre dispense de toute corvée, mais il faut aux organisateurs bien des efforts pour mener les spectacles à bonne fin. Comme le dit Émile Moussat :
Il fallait plus que du dévouement à ceux qui amusaient ainsi leurs camarades. Il fallait tuer le cafard en soi d’abord pour essayer de le tuer chez les autres. Et ce n’était pas toujours commode.
La création d’une troupe de théâtre, en ce lieu et à ce moment, répond à deux objectifs principaux : la lutte contre le cafard qui guette perpétuellement le prisonnier, d’une part, l’alimentation de la caisse du Comité de secours aux prisonniers nécessiteux, d’autre part.
Dans presque tous les camps, les recettes du théâtre serviront aussi à la construction d’un monument aux morts dans le cimetière voisin, à l’achat de cercueils et à l’entretien des tombes des prisonniers morts des mauvais traitements qui leur sont infligés.
A ce propos il existe peu de détails sur l’origine et les conditions dans lesquelles se déroulaient les spectacles du Bois Sacré. Une lettre de prisonnier apprend que le théâtre a été monté dans une baraque vide. En outre, Albert Delahaut, a collectionné et collé dans un cahier les programmes de théâtre de Soltau, du 10 janvier 1915 au 30 juillet 1916, date de son départ pour Göttingen. Il a conservé par ailleurs un ensemble de photos, dans une pochette de toile militaire, sur laquelle il a dessiné à la plume, sous ses initiales entrelacées, trois baïonnettes, une épée, un tambour et un sac militaire et calligraphié l’inscription "Souvenir de ma captivité." Grâce à lui, on dispose de quatorze programmes de spectacles présentés au camp II, entre le 10 janvier et le 25 avril 1915, période pendant laquelle Belges et Anglais ont été transférés au camp I, pour laisser place à un nombre élevé de prisonniers russes et où Le Bois Sacré a dû mettre fin à ses activités.
Ces programmes révèlent les étapes de l’évolution des soirées de spectacle. Ils se présentent sous la forme d’un feuillet de 20,5 sur 16,5 cm, plié en deux. La couverture est illustrée et le programme de la soirée est manuscrit. Une mention précise qui est réalisée à l’Imprimerie de Soltau Lager, probablement par duplication à l’alcool.
La couverture du programme du dimanche 10 janvier 1915 représente le Bois sacré de la mythologie : deux nymphes dénudées font brûler des encens dans les sous-bois, non loin d’un petit temple circulaire à colonnettes.
Le spectacle se compose de deux parties : une ouverture orchestrale sous la direction de Jos Van Heers, par ailleurs compositeur de cinq des pièces musicales présentées ce soir-là.
En outre, il est probable que les membres du Bois Sacré réalisent à Soltau un projet né de leur complicité à Munster. L’œuvre musicale qui ouvre la soirée est signée par Jos Van Heers et évoque le changement de camp du 13 décembre, puisqu’il s’agit d’une marche intitulée "De Munster à Soltau". Suivent une valse espagnole, quelques prestations par un "Diseur gai" et un "Comique militaire".
Une step dance de Van Heers introduit ensuite une comédie en un acte pour trois acteurs masculins : Monsieur Tranquille d’Adrien Vély et Léon Miral, créée à Paris en 1902.
Albert Delahaut n’était pas prévu au programme. Son nom apparaît toutefois au crayon, en remplacement d’un ténor qui, pour l’une ou l’autre raison, n’a pu se produire ce soir-là.
La nature de la prestation d’Albert n’est pas précisée. Après l’entracte, la chorale du camp II chante "Le chœur des soldats" (ici) de Faust, suivi de dix "numéros" de musique, chant, danse et prestidigitation ainsi que de sketches, dont celui d’un certain Jean Marc, humoriste liégeois célébré dans plusieurs camps. Van Heers donne encore trois morceaux de sa composition, dont les titres sont assez significatifs : Bois Sacré (marche), Bien loin de toi (valse lente) et Bon appétit (marche qui clôture cyniquement la soirée). Le dimanche suivant, le spectacle est assez similaire. La couverture du programme fait état d'une jeune femme, élégante, s’approchant de l’entrée d’un baraquement au-dessus de la porte duquel figure le nom du Bois Sacré, sur arrière-fond de mirador et de barbelés. La comédie en un acte est une pièce pour deux acteurs masculins : Un mariage au téléphone, de Maurice Hennequin, pièce créée en 1888 au Vaudeville à Bruxelles. Delahaut s’y produit dans un numéro de "Diseur gai".
Par la suite, les programmes font apparaître des numéros de jongleurs et d’acrobates comiques ou "de force". Le chœur se lance dans un extrait de Wagner. Van Heers, -parfois associé à Verzin, qui sera plus tard chef d’orchestre et compositeur au camp de Göttingen-, compose d’autres morceaux, dont le galop Los ! Los ! Notons qu’un prisonnier russe, basse baryton, fait partie du spectacle du 28 février.
Il est intéressant de constater l’évolution graphique des programmes, de janvier 1915 à juillet 1916. Les dessins de couverture sont de plus en plus élaborés au fil du temps, le procédé de reproduction se modifie et des encres colorées apparaissent. La qualité du papier s’améliore et le texte de la distribution, manuscrit dans les premiers temps, est imprimé à partir du 6 avril 1916. À la fin du printemps 1915, le programme par contre est réduit à sa plus simple expression : une épidémie de typhus exanthématique ferme le camp à tout contact extérieur.
En mars, Albert a franchi un palier de notoriété dans la troupe, puisqu’il interprète un des trois rôles masculins de Cambrioleur malgré lui !, de Léon Bonneff, les 7 et 14, l’un des trois rôles de la pièce d’André Thomas, Les Tribulations d’un poulet. Pour le 21 mars, le dessin de couverture du programme représente une banderole sur laquelle figure l’inscription "Le Bois Sacré, Théâtre de l’œuvre de secours aux prisonniers du camp II de Soltau. Plaisir et charité." Ce soir-là, en plus des numéros devenus traditionnels, on donne À la salle de police, comédie dont on n'à pu retrouver de trace (écrite par l’un des prisonniers ?).
L'ambition monte au sein du Bois Sacré ; le programme y annonce la création prochaine d'une pièce en trois actes de Maurice Hennequin avec, cette fois là, des personnages féminins, des changements de décors, des costumes...
Vu les circonstances, le texte de Hennequin sera adapté par un certain Cousten, qui interprètera plus tard Beulemans et Zoetebeek.
Pour monter cette oeuvre, il faudra que des hommes acceptent de prendre à leur profit des rôles féminins. C’est à Albert, qui n’est pas très grand et possède des traits fins, que le metteur en scène, Marcel, par ailleurs interprète du rôle de Jimmy, confie le rôle principal féminin, celui de Ketty.
Les noms de Marcel, de Delahaut, de Baudoux et de Goffin, vedettes de la nouvelle création, figurent en lettres capitales, encadrées, en tête du programme du 4 avril. Le pari est osé, sans doute, mais c’est un triomphe. Une critique parue dans Le Quotidien à Bruxelles relate la soirée en ces termes :
(…) Ce fut un très gros succès : avec un matériel rudimentaire et des outils de fortune, les prisonniers sont parvenus à réaliser des décors et une mise en scène dignes d’un vrai théâtre. Et que dire de l’interprétation ? Monsieur Marcel (Nîmes, France) fut un Jimmy incomparable et déchaîna des tempêtes de rire ; M. Baudoux (Bruxelles) le sympathique directeur artistique, fut le mari tour à tour emporté et ahuri à souhait ; M. Goffin (Liège) se fit applaudir dans le rôle du Docteur qui remplaçait, dans l’adaptation, le rôle de Maggy. Enfin, Monsieur A. Delahaut, du Cercle Royal "Union Dramatique" d’Anvers, incarna Ketty avec un gros succès, surtout au premier acte, dont il joua remarquablement les si jolies scènes. À citer encore dans les rôles secondaires : MM. Delimon,Vanstraeten, Lescut, Nicolas, Wartigue.
L’ensemble fut parfait et pendant tout cet après-midi les nombreux spectateurs eurent l’illusion de se trouver dans un vrai théâtre.
Et plus tard, on reparlera longuement de "Mon Bébé" au "Bois Sacré" de Soltau.
En avril 1915, dans le n°2 de Les camps du Hanovre, journal des prisonniers de Soltau, le rédacteur en chef du journal et critique, G. Padovani, jeune avocat corse qui deviendra député après la guerre, décrit le décor en ces termes :
(…) quand le rideau se lève sur un décor marqué au coin du bon goût, un appartement se présente à nous, les tapisseries où règne le bleu sont douces et le mobilier choisi avec un soin exquis ne laissent rien à désirer. C’est le confort moderne, canapés, crédences, fauteuils, tenture rouge dans le fond devant l’embrasure d’une fenêtre, rien ne manque pour situer la pièce et reproduire la couleur locale. Aussi le public manifeste-t-il dès le début son approbation bruyante et chaleureuse. Il en est de même pour les autres actes où toujours une main diligente préside à l’arrangement des menus objets de la chambre à coucher. On accomplit ici dans l’ordonnancement général et dans le choix du détail des prodiges de grâce et de fini.
Padovani évoque ensuite le talent de Marcel, qui tient le premier rôle masculin, avant d’en arriver à Albert :
(…) Son délicat partenaire dans le rôle de Ketty - faut-il parler au masculin ? On ne sait, car ce rôle de femme tenu par un homme, nous a donné de charmantes surprises accompagnées de sensations, dirais-je… sui generis. Faut-il avoir traîné longtemps dans les boudoirs de femmes en vue pour pousser à une si haute réalité le rôle de la femme qui ment par nécessité, pour satisfaire aux tendances de sa nature propre ? Eût-on pensé que ce délicieux petit joujou de complication et de mystère, qui se cachait sous les couvertures d’un grand lit de milieu ou qui se levait en cachette pour recommencer là comme ailleurs ses trompeuses minauderies, fut tout simplement le Delahaut que chacun de nous rencontre avenant et joyeux ?
Le succès est tel que la pièce est reprise dès le dimanche suivant. Cette fois, Albert Delahaut est en couverture du programme : profil dessiné en médaillon sous lequel Ketty est représentée dans l’une des scènes. Marcel dédicace le programme ainsi :
À ma gracieuse Ketty. Souvenir de l’inoubliable matinée du 4 avril.
Dès ce moment, Albert n’interprétera pratiquement plus que des rôles de jeune première avec un succès que nombre de critiques et dédicaces relatent. Citons quelques exemples. Dédicace (a posteriori) le programme du 28 mars 1915 :
À toi Albert, dont le seul nom à l’affiche me faisait faire le maximum, à toi qui dans Ketty fit rire et qui dans la revue, en commère, réveilla nos désirs endormis par ta grâce si féline. À toi ma reconnaissance comme directeur et mon amitié sincère comme ami.
G. Baudoux, directeur du "Bois Sacré" de Soltau.
Programme du Cosmo-Palace du 25 juillet 1915 :
Mon cher Albert, notre grande première étoile en souvenir des jours passés en bonne camaraderie pendant notre captivité à Soltau.
Edgar De Pont, baryton au Rembrandt theatre d’Amsterdam et au Grand théâtre de Gand. Rue Mercator 31, Gand.
Programme du Cosmo-Palace du 22 août 1915 :
À mon Bon et sympathique ami Albert Delahaut. Souvenir des quelques bons moments passés en commun au Cosmo-Palace. Je me souviendrai toujours de celui qui interpréta magistralement les rôles de femmes et surtout la Petite Chocolatière dans laquelle il a emporté un véritable triomphe.
Soltau le 18.9.1915. Son bon camarade H. Vliegen. [De la Gaîté Lyrique de Paris]
Le Bois Sacré se produit encore les 14, 18 et 25 avril. une soirée "mixte", avec musique, sketches et pièce en un acte, s'y déroulera le 14. On peut y constater que les compositions de Van Heers ont toujours du succès : au programme figurent à nouveau De "Munster à Soltau" alors que "Los ! Los !" termine le spectacle.
S’y ajoute une nouvelle création inspirée probablement du succès de la pièce de Hennequin, puisqu’elle porte le titre "La Ronde des bébés".
Le 18 avril, les sketches et prestations musicales, parmi lesquelles un violoniste virtuose, interprète Paganini et Vieuxtemps, sont suivis de la représentation de Boubouroche de Courteline, avec Albert dans le rôle de Adèle.
Le 25 avril, c’est au tour d'une revue d'être placée à l’affiche, En cinq sec !
Albert y joue le rôle de la Commère. Il danse un tango avec Baudoux et un "Pas de l’ours" avec Goffin : gros succès illustré sur la couverture du recueil des chansons de la revue, laquelle met un terme à la carrière du Bois Sacré, pour les raisons précédemment évoquées.
° Le camp I de Soltau et le Cosmo-Palace
Comme déjà indiqué, le camp I dispose également d’un théâtre.
Les artistes du camp II, dont la réputation a sans aucun doute aisément franchi les barbelés voisins, rejoignent la troupe existante.
Le directeur bruxellois du Cosmo-Palace, Henri Waldeyer décrit à ses parents, dans une lettre de juillet 1915, publiée le 2 août dans Le Quotidien, la création et le fonctionnement de son théâtre :
Émile [Mousset], Jos. Weber et moi, nous passons toutes nos journées : Émile à peindre et dessiner, Weber à composer sa musique, et moi à composer mes programmes et soigner les représentations pour tâcher de contenter les spectateurs qui apportent leur obole pour nos malheureux protégés. Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai pu, grâce à l’obligeance du commandant du camp, monter un théâtre qui fonctionne depuis le mois d’octobre et dont les recettes sont versées à l’œuvre de secours aux prisonniers, pour :
1° Faire des distributions aux nécessiteux ;
2° Améliorer l’ordinaire des malades et des blessés et leur fournir des médicaments supplémentaires ;
3° Fournir à nos malheureux frères décédés loin des leurs un cercueil et leur faire des funérailles dignes d’eux.
Le groupement d’artistes qui se dévoue à la bonne réussite des programmes, avec un désintéressement admirable (vu qu’il y en a plusieurs qui sont eux-mêmes nécessiteux), se compose d’une soixantaine de membres, dont plusieurs sont déjà très connus dans le monde artistique.
Il y a des chanteurs d’opéra, d’opérette et de concert :
A. Farini, du Coliseum de Paris (ténor) ;
H. Vliegen, de la Gaîté-Lyrique de Paris (baryton) ;
E. Depondt, du Théâtre de Gand (baryton) ;
Van Mossevelde, de la Monnaie de Bruxelles ;
Kops, basse chantante, des Concerts de Bruxelles ;
Jean Marc, comique excentrique de tout coin d’Europe où l’on parle français ;
Coeman, comique wallon ;
Edy Vleminckx (Deleval), comique de genre Mayol, des Concerts de Bruxelles ;
James, comique flamand de la Scala d’Anvers.
Une troupe de comédie :
Marcel, fantaisiste ;
Depature, comédien protée, comique troupier, jeune premier comique, travestis merveilleux (cocotte) ;
Delahaut, jeune premier amoureux (travesti admirable, ingénuité) ;
Goffin, grand premier comique excellent ;
Gallaix, Arille, bon dans beaucoup d’emplois masculins, excellent comme duègne ;
Cousten, Henri, un Beulemans et Zoetebeek incomparable ;
Delimont, excellent travesti (bonnes) ;
Mertens, Jos, très bon dans rôles divers.
Une troupe de quinze acrobates : de force, équilibristes, cascadeurs, sauteurs, aux anneaux, à la barre fixe, etc., etc.
Entre eux, ils ont présenté une quinzaine de troupes différentes dignes des meilleurs musics-halls : les 4 Rilda, les 4 Kromos, Stormes Bros, Stephans, les Drolars, les Arthurio’s, etc., etc.
Un orchestre de 40 musiciens.
Éclairage électrique de 3 000 bougies sur la scène. Décors démontables, interchangeables, permettant de faire des changements à vue en 10 secondes. La troupe de comédie a présenté jusqu’à ce jour 42 pièces différentes. Je rapporterai l’original de tous les programmes et un exemplaire de chaque tirage.
Le répertoire de l’orchestre se compose d’une bonne centaine de morceaux et quelques compositions faites ici. Farini a créé aujourd’hui une mélodie de J.-A. Weber, paroles de Lepoutre, qui me fait augurer le plus grand bien de l’avenir musical de ce jeune compositeur. Ci-joint programme d’aujourd’hui.
Au mois de novembre, étant très affaibli, je me suis adjoint la collaboration de M. Hagens, qui est resté mon collaborateur depuis. Vous pouvez communiquer les renseignements concernant les œuvres à un quotidien sérieux.
Une deuxième œuvre vient de se former ici : l’œuvre de secours aux orphelins de la guerre, au sujet de laquelle je vous donnerai des renseignements dans une prochaine.
L’entrée du théâtre se paye fr. 0.20 pour les chaises en location et fr. 0.15 au bureau.
Fr. 0.15 pour les stalles en location et fr. 0.10 au bureau ; il y a, en outre, 500 places gratuites.
Deux représentations par semaine : le jeudi de 6h1/2 à 8h1/2 et le dimanche de 5 à 8h1/2.
Pièces à l’étude : Le Poussin, La Petite Chocolatière , La Bonne Entente, La Présidente, Le Million, Le Contrôleur des Wagons-Lits, Arsène Lupin, On purge Bébé et J’ose pas.
Nous donnons une pièce en trois actes tous les dimanches. Variétés et pièces en un acte le jeudi.
Il pourrait sembler surprenant que dans le contexte difficile dans lequel vivaient les prisonniers, il ait été possible de mener à bien des entreprises aussi ambitieuses que celles précitées...
Si les conditions de détention varient, en fonction des spécificités et nature des camps (pour officiers et sous-officiers, soldats, civils ou camps de représailles...), de leur emplacement géographique, alors qu'on sait que l’Allemagne est scindée en plusieurs États (16 länder) soumis à des régimes différents, de la personnalité du commandant du camp et des péripéties de la guerre, presque partout, la nourriture est très insuffisante et de piètre qualité, les conditions de logement sont plus que précaires, les baraquements sont mal isolés du chaud en été et du froid l'hiver ; le comportement d’une grande majorité de feldwebel est violent, agressif et sadique. Ainsi, les punitions abondent, et notamment celle du "poteau".
Le recours à l’art témoigne à la fois du caractère viscéral de la créativité humaine et son importance dans les processus de survie, presque sur le même plan que l’alimentation et l’hygiène.
Quant à la complaisance des commandants de camp, il faut savoir que, dès le début de la guerre, le traitement des prisonniers en Allemagne a fait l’objet de vives critiques, tant de la part des Alliés que d’observateurs neutres.
Des livres, comme celui du Baron d’Anthouard, Les Prisonniers de Guerre ou du Dr. De Christmas, Le Traitement des prisonniers français en Allemagne, d’après l’interrogatoire des prisonniers ramenés d’Allemagne en Suisse, pour raisons de santé -publiés respectivement en 1915 et 1917-, ont font naître la polémique, ainsi qu’en témoigne la réponse à d’Anthouard, publiée en 1917, par Englebert Krebs.
Les Allemands ont à cœur de vouloir prouver que leurs prisonniers sont bien traités et jouissent de tout le confort souhaité. Et ce, d’autant plus que le traitement des prisonniers respectifs fait l’objet d’une sorte de marchandage, des représailles pouvant s’exercer à l'égard des prisonniers détenus en réponse à l’un ou l’autre fait de guerre...
Des "albums souvenirs" sont édités à des fins de propagande et vendus dans différents camps, avec photos légendées en allemand, en anglais, en français et en russe.
Ils se plaisent à présenter les camps, presque, comme des lieux de villégiature, et s’attardent sur les activités sportives et culturelles et la publication des journaux sont autant de témoignages des facilités accordées aux prisonniers et des faveurs dont ils jouissent.
"Avec une habileté qui fait partie d’un système, les Allemands peuvent ainsi nier le pire en affichant le mieux."
Le Chevalier de Laminne décrit les différentes activités artistiques et culturelles du camp où il est retenu mais termine toutefois le chapitre par ces mots :
Ayant vu quelques dessins exécutés par le peintre Émile Deckers, de Liège, les officiers de Munsterlager s’adressèrent à lui pour avoir leur portrait (…). Le Herr Général Plauel, les Herr Oberst, Hauptmann et simples Leutnant, tous se firent portraiturer. (…)
Dans le camp voisin, Soltau, le Commandant Boekelmann poussa l’exploitation des artistes à un haut degré de perfection. Il en faisait travailler cinquante à la fois et faisait le commerce de leurs œuvres.
ou
Comme tout Allemand qui se respecte, Beukelman prétendait protéger les arts, et il s’était mis en tête de faire du camp de Soltau le camp d’artistes par excellence. Il s’ingéniait à y retenir les peintres, les acteurs, les musiciens qui s’y trouvaient de passage, et comme la qualité d’artiste était une recommandation auprès de lui, il ne manqua pas de prisonniers qui sentirent s’éveiller en eux de brusques vocations.
ou encore
(…) L’orchestre comprenait une quarantaine de musiciens et il se trouvait parmi nous assez d’acteurs de toute espèce pour former des programmes extrêmement variés. Nous possédions jusqu’à une troupe d’acrobates. Un comique, Jean Marc, connu des amateurs de music-hall, nous fit passer de joyeux moments. Nous applaudîmes aussi Rolin, du concert Mayol. On attendit Chevalier qui devait passer par Soltau en allant en représailles, mais il resta en route, et le commandant fut privé de la satisfaction de se l’approprier. Ah ! par moments, la saison d’hiver fut "éminemment parisienne" ! Il n’y manqua même pas les représentations russes !
Ces différents témoignages contribuent à éclairer le lecteur sur l’intensité des activités culturelles, sportives et de loisir qui se déroulèrent dans les camps pendant le premier tiers de la guerre .
Au camp I de Soltau, le théâtre occupe la moitié d’une immense tente, longue d’une centaine de mètres. L’autre moitié sert de gymnase, avec agrès, piste et sautoirs. La salle peut contenir 1.200 spectateurs. Des dessins et photos de la collection d’Albert Delahaut permettent de s’en faire une idée assez précise.
* * *
Le 29 avril, 4 jours après la dernière revue donnée au Camp II, Albert assiste à une représentation au Camp I. Il s’agit là encore de la revue "Tu vas fort !", avec orchestre et chorale.
Le programme est du même type que ceux du camp II, aussi bien dans sa forme que sans son contenu. Il porte toutefois en exergue la phrase "Pleurer, mais faire rire pour ne pas tant souffrir", laquelle justifie le choix du répertoire : celui d’un théâtre essentiellement léger et comique, qui se situe par ailleurs très bien dans la tradition du répertoire bruxellois et parisien de l’avant-guerre.
Dès le 4 mai 1915, la troupe du Bois Sacré est incorporée à celle du Cosmo-Palace et le programme de cette soirée comporte des parties d’orchestre, une prestation de la chorale, des chanteurs solistes, du travail aux anneaux, un comique wallon et un comique flamand et, pour clore le spectacle, une reprise par Delahaut, Goffin et Marcel, des Tribulations d’un poulet d’André Thomas, spectacle créé au Bois Sacré.
Le mois de mai apparaît comme un période de transition et de reprises pour la troupe. Albert y reprend ses premiers rôles dans les comédies en un acte avant d’interpréter le rôle de Gabrielle dans Les Surprises du divorce d’Alexandre Bisson et Antony Mars puis, dès le 30 mai, celui de Suzanne dans Le Mariage de Mlle Beulemans. Il triomphe dans les rôles de jeunes premières. Ainsi : Micheline, dans L’Âne de Buridan ; Hélène de Trevilhac, dans La Belle Aventure ; Elise Rousset, dans Blanchette et assurément dans le rôle de Benjamine, dans La Petite Chocolatière de Paul Gavault, qui semble avoir été l’une de ses plus belles réussites. Ses prestations lui valent nombre de dédicaces parfois légèrement ambiguës, - phénomène bien naturel et que l'on comprend dans ce milieu masculin, constitué d’hommes jeunes et privés de présence féminine-... mais aussi de nombreuses critiques louangeuses dans les journaux des camps où il se produit...
Il est possible qu’il ait été, tout comme son homologue du camp de Würzburg, un dénommé Mourlon, un sujet d’inspiration pour les poètes.
Mais si ! tu le savais. Et si tu es venu
Montrer à Galgenberg une âme d’ingénue
C’est que ton cœur exquis s’est rempli de pitié
En nous voyant privé d’amour et d’Amitié
Il nous manquait, vois-tu, (c’est ainsi que nous sommes)
L’attrait du sexe aimé, quand nous étions entre hommes.
Plus rien de délicat dans nos cœurs endurcis
Ne venait adoucir la peine et les soucis
Et c’est pourquoi mon cher oubliant les alarmes
Je dis, bien haut : Merci de nous montrer tes charmes
Merci de ton sourire et de tes blanches dents,
Car pour aller les voir nous devenons ardents ;
Et plus d’un homme au camp a soigné ses toilettes
Depuis que tu remplis les rôles de coquette !
Merci de ton talent, merci de ta fraîcheur
Tu réjouis nos yeux et calme notre cœur.
Jean Bary
Au Cosmo-Palace, aux côtés des acteurs, travaille toute une équipe de décorateurs, de couturiers, de modistes, de coiffeurs,d' accessoiristes qui concourent grandement au succès des représentations.
Ainsi, c’est souventgrâce à l’ingéniosité de ces hommes, et à leur habileté, que les captifs doivent les quelques heures, de bonne humeur et de rêve, ainsi passées sous la tente du théâtre.
Les costumes et les chapeaux sont, pour la plupart, fabriqués sur place. Il arrive n"anmoins que du matériel et des costumes soient expédiés par les familles de prisonniers. Ils sont quelquefois également achetés ou loués dans la ville voisine au camp.
En outre, certains théâtres professionnels envoient des costumes de scène aux acteurs détenus. C’est notamment le cas, en ce qui concerne la Comédie-Française qui, en dehors de son action bien connue dans le domaine du théâtre aux armées, semble avoir répondu favorablement à une demande d’Albert Delahaut par le don, entre autre, d’une robe portée par Béatrix Dussane dans Madame Sans-Gêne.
Un photographe de la ville vient au camp. Les prisonniers achètent ces photos au format "carte-postale", les conservent à titre de souvenir et les expédient parfois à leurs familles.
Les spectacles sont annoncés par voie d’affichettes disposées dans les camps ou par l’intermédiaire d'un publication dans le journal des prisonniers.
L’impression et la présentation des programmes varient avec le temps.
L’illustration de couverture représente souvent la caricaturée, parfois pas, de l’un des acteurs principaux, ; il est de temps en temps fait appel à un dessin humoristique ou évocateur.
En janvier 1916, la censure etait-elle moins présente ? On peut noter qu'à quelques occasions, la couverture réalisée par J. Duffaud fait clairement allusion à la dureté des conditions de détention et à l’espoir d’une prochaine libération.
Il n'a pas été possible de consulter d’autres collections de programmes que celle de Soltau, si ce n’est un certain nombre de programmes de Göttingen qui sont,pour leur part, très austères. Ainsi, peut-on signaler qu'ils sont réaliser sur base d'un simple feuillet, au format A4, dactylographiée et dépourvu d’ornements.
Les spectacles font l’objet de critiques et comptes rendus repris dans les journaux et qui constituent même, comparativement aux chroniques sportives littéraires, une part importante du contenu des périodiques.
Le prix du billet d’entrée d'un spctacle peut varier de 10 à 20 pfennigs, et, comme le signale Waldeyer, dans sa lettre parue au Quotidien, un certain nombre de places sont gracieusement offertes aux prisonniers les plus nécessiteux.
Les répertoires, portent essentiellement sur des pièces légères, gaies ; des comédies, des vaudevilles, pour la plupart montés à Paris, entre 1890 et 1913.
Les auteurs les plus représentatifs, dans le registre francophone, et donc les plus joués, sont Tristan Bernard, Alexandre Bisson, Eugène Brieux, Alfred Capus, Georges Courteline, de Flers et de Caillavet, Georges Feydeau, Frantz Fonson et Fernand Wicheler, Paul Gavault, Max Maurey, Pierre Wolff…
L’examen des programmes du Cosmo-Palace révèle que le théâtre était accessible généralement les jeudi et samedi. Qu'il était ouvert également à des spectacle en langue anglaise, néerlandaise (flamand) et en wallon. Il pouvait y avoir également des soirées organisées pous les Russes ; essentiellement des spectacles de danse et de chant. Deux pièces de théâtre, ayant pour thème la Russie, seront jouées. Ainsi : "Les Jours de notre vie", de Leonid Andreev et "Dans les bas-fonds" de Gorki".
° Aperçu de ce qui se fait dans les autres camps...
Des troupes théâtrales se produisent également à Altengrabow, Altdamm, Bernau, Cassel, Celle, Eichstätt, Friedrichsfeld, Gardelegen, Golzern, Halle, Hammelburg, Holzminden, Landsberg, Ohrdruf, Regenburg, Senne, Zossen, Würzburg, ainsi qu’à Zeist (en Hollande) et dans la plupart des grands camps où se trouvent en permanence un grand nombre de prisonniers.
Il en sera reparlé plus en détail, un peu plus loin...
Lorsque Albert Delahaut sera déplacé, une paranthèse sera ouverte en ce qui concerne le camp particulier de de Göttingen.
II est intéressant, pour avoir une idée d’ensemble du phénomène "théâtral", de parcourir quelques-uns des textes qui existent à ce sujet en différents endroits pénitencières...
° Altengrabow (Prusse)
(…) [L’]orchestre, qui donne des concerts, se produit aussi dans un théâtre. Le théâtre est constitué par une baraque quelconque, que des hommes de l’art transforment selon les nécessités, et l’on y chante des chansons, et l’on y joue de vraies pièces françaises, soumises d’abord à une censure attentive.
° Celle (Hanovre)
Au camp de Celle, deux théâtres, le Cercle Fraternitas et La Boîte à Celle, jouent en alternance, et parfois simultanément. Le journal du camp, L’Ephémère, annonce les spectacles et en fait, irrégulièrement, des comptes rendus.
Le 22 novembre 1915, le chroniqueur théâtral qui signe "le Monsieur du 3e banc" écrit ceci :
Matinée franchement réussie que celle d’hier, au Théâtre, et qui mérite d’être mentionnée. Nous en avons emporté que le cercle Fraternitas avait bien, cette fois, et définitivement, enlevé la faveur du public, dont la sympathie lui était déjà acquise.
D’abord, salle comble, chose que, malheureusement, nous n’avons pu admirer à toutes les matinées précédentes. À quoi attribuer cet heureux revirement ? L’affiche était pourtant bien modeste ! Oui… mais pleine de promesses car y figurait le nom de M. Georges Héritier, qui semblait s’obstiner à vouloir rester dans l’ombre et dont la réapparition a été la plus charmante surprise. Ensuite, ne nous promettait-on pas un vaudeville bruxellois ? Pour tous ceux qui furent témoins du gros succès du Mariage de Mlle Beulemans, l’attirance était irrésistible.
° Hameln (Hanovre)
En 1916, les représentations ont lieu à la Baraque 73. Le chroniqueur bruxellois du journal "Tas de Blagues" écrit dceci ans le n°2, du 16 mars :
Notes d’un Ketje
Ca est, potferdèke, fort tout de même, ce petit théâtre comme il a grimpé sur la plus haute échelle ! Je me rappelle le temps où ça était, comme qui le dirait une baraque foraine de la kermesse de Bruxelles. C’était à la baraque 75. Quelques planches peinturlurées, des bancs, un piano, de la bonne volonté et c’est tout. Maintenant on est allé sur un plus grand où-ce-que c’est tapissé avec des places comme sur le grand théâtre de la Monnaie (oui sûr, il y a une avant-scène sais-tu avec des coussins bleus et un trou du chouffleur, sur le devant de la rampe luluminée à l’éclairicité).
En dépit de ces améliorations, le 28 mai 1916, le même Tas de Blagues annonce l’ouverture de la nouvelle salle des fêtes en ces termes :
Grand Concert Extraordinaire
Musique, chœurs russes, chant, démonstration escrime.
Prix des places : 0,75 0,50 0,30 et 0,20
Avis : Les frais d’installation du Nouveau Théâtre s’élèvent à plusieurs centaines de marks. Une partie est payée par la Kommandantur. Ce grand concert est organisé pour couvrir le reste. Nous nous permettons de faire appel à la générosité des camarades en les priant de venir nombreux à cette fête d’inauguration.
Les critiques font une belle place à la description des décors. Citons-en un exemple parmi bien d‘autres :
(…) le rideau s’écarte.
C’est un jardin - un frémissant jardin qui verdoie, qui bruit, qui embaume quasiment ; les décorateurs ont fait très naturel et charmant. Le rideau se referme - entracte - musique - sonneries - deuxième décor !
(…) L’apparition du salon clair nous a soufflé au visage (et au cœur) une bouffée de confort, d’intimité, de quiétude tendre - qui impliquait certes un encouragement : nous avons repris pied dans la vie normale - quand on s’effraie et quand on s’indigne pour des petites choses. Le ton gris un peu froid des panneaux, la sveltesse des médaillons - danseuse fine de porcelaine sur fond bleu d’émail - les cartouches des dessus de portes (non pas des femmes nues, ce qui serait indécent - mais des nymphes du bois ou de la source et alors… !) et la note chaude soudaine des draperies et du mobilier tango, ce mélange un peu révolutionnaire ne manquait pas d’équilibre artistique et nous a plus que jamais éloigné des poutres nues et des réalités de la baraque.
° Limburg (Hesse-Nassau)
À Limburg, c’est Émile Moussat qui décrit le théâtre :
(…) ce qui nous aida le plus, ce furent le Théâtre et l’Université.
Nous avions parmi nous nombre de comédiens professionnels : Geo Leclercq, José Dupuis furent nos étoiles et nos metteurs en scène, et ils formèrent des amateurs de talent. Le physique de certains de nos camarades les désignait pour interpréter les rôles féminins ; il leur fallut une grande patience pour assouplir leurs gestes et leur diction : mais ils arrivèrent à faire illusion, bien qu’avant chaque représentation, il fallût leur brûler à l’alcool les poils des bras. Notre orchestre dirigé par Adolphe Deschamps, était excellent et donna de forts beaux concerts. Chaque morceau était applaudi à tout rompre aux cris de "Bravo ! Adolphe !". Nous illustrions nos programmes et nos représentations faisaient salle comble. Un certain nombre de billets gratuits pour les pauvres bougres ; le reste se payait. On pouvait ainsi renouveler la garde-robe et les décors, entretenir notre Comité de secours et même édifier au cimetière, en l’honneur de nos morts, un fort beau monument (…) .
° Senne (Westphalie)
À Senne, un camp de prisonniers civils, belges essentiellement, le journal – qui s’appelle, au fil du temps, Le Z hebdomadaire (janvier 1916), puis, dès le numéro 3 Le Z illustré et, en janvier 1918 Le Z bi-mensuel – rend compte le 20 janvier 1916 de l’inauguration d’une nouvelle scène :
Samedi dernier, 8 janvier, le théâtre de Senne-Civil, définitivement organisé, a donné sa première représentation en présence d’un public très nombreux. Les organisateurs ont tiré un très bon parti de la salle qui a été mise à leur disposition. La scène est visible de partout et l’acoustique est excellente. Elle deviendra encore meilleure lorsque toute la salle sera tapissée. Le coup d’œil et le confort gagneront également à ce progrès. Les décors font grand honneur à M. Franchioly et à ses aides. Le salon du début et la chaumière des "Loups" nous ont donné une nouvelle et éclatante preuve que l’on peut tout faire avec rien - ou presque rien - à condition, bien entendu, d’avoir du talent.
° Würzburg (Bavière)
Un article rétrospectif publié dans L’Intermède livre des précisions sur la naissance du théâtre :
Pour vous conter les origines du Théâtre à Galgenberg, je ne vais pas, rassurez-vous, remonter jusqu’aux Mystères du Moyen-Age, ni même vous en dévoiler un. Non. Si les vieux papiers ne vous effraient pas trop, je vous prierai simplement de prendre, pour la feuilleter avec moi, la collection complète des programmes de l’orchestre. (…) Celui du 17 Octobre 1915 porte en petites lettres : "Un mariage par téléphone", un acte de Hennequin par Nat et Sauvage. Ces trois lignes représentent tout un gros travail. Depuis plusieurs semaines déjà, Nat qui appartient au Conservatoire de Paris, et Sauvage, un acteur de l’Athénée, prisonniers au camp, caressaient l’espoir de monter une scène au Galgenberg. Mais comment réussir ce tour de force, comment faire tout avec rien ? Dans les quelques jours précédant le 17 Octobre, le coup de main, fut tenté. Une équipe de 5 ou 6 volontaires, dont Piedfort, le futur directeur de l’Estudiantina, et votre serviteur, le futur critique, alla sous la direction de Nat qui avait soigneusement pris ses mesures, jusqu’au fin fond de Flugalle. Elle y bouscula avec entrain un énorme tas de ballots de papiers découpés destinés à bourrer les paillasses, et les aligna en couches, puis les recouvrit de claies en bois empruntées aux portes de chaque baraque. Quelques planches clouées et ficelées permirent de suspendre un fond, composé de couvertures tirées du magasin de la première compagnie et cousues entre elles. Des portants et un rideau en couvertures multicolores, mosaïque où dominait pourtant le bleu-espoir, complétaient l’arrangement. "Décidément les couvertures aident à faire bien des choses." La rampe se composa de lampes provenant de chambres de sergents, et les accessoires de la pièce, des révolvers, un téléphone en bois, des affiches de notaire, furent fabriqués à la troisième compagnie, dans les chambres des sergents de la baraque B. Le jour de la représentation, Levé prêta ses fards à maquiller. Et ce fut la première des premières.
Malgré un peu d’énervement, il n’y eut par bonheur aucune anicroche : Nat et Sauvage très amusants, remportèrent un succès. Cette première impression ayant été bonne, à la fin de la séance, une autorisation bienveillante accordait ce qu’on voulait avoir, et ce qui permettait toutes les ambitions : la construction d’une scène en planches. Celle-ci fut exécutée d’après les plans et sous la haute direction de M. l’adjudant Jodart, notre Président de l’Union Sainte-Cécile, dont l’aide au point de vue technique et l’appui bienveillant nous ont été si précieux en maintes circonstances.
Revenons à nos programmes : celui du 26 décembre porte en grosses lettres « Inauguration officielle." Ce fut en effet l’inauguration officielle, cette fois avec une vraie scène, ingénieusement agencée et faite en planches, non plus en bourres de papier. Mais feuilletons toujours. Nos programmes nous indiquent les grandes journées de notre théâtre.
Il y eut d’abord un jour d’émotion ravie : celui où grâce à M. Mourlon, on vit apparaître la première femme à Galgenberg. Son bas n’était qu’une chaussette grise, fixée par une grosse ficelle que l’on faillit découvrir. Nous étions loin de l’élégance actuelle de nos jeunes premières. Mais qu’elle était jolie, Philiberte, toute mince et jolie… (…)
Le 27 février, ce fût sans doute une vraie première au Galgenberg : "James Turner", pièce policière que MM. Morel et Rodier avaient composée au camp, et qui présentait, entre autres qualités, celle d’avoir des rôles adaptés aux talents de chacun des artistes. (…)
L’année 1916 qui voit la disparition de la plupart des activités culturelles et intellectuelles des camps ; elle marque aussi la fermeture du théâtre du Galgenberg. Toutefois, au début de l’année 1917, l’ancien animateur du théâtre ouvre un cabaret qui porte le nom de Cafard noir.
° Zossen (Brandebourg)
Dans ce camp aussi les activités artistiques se sont développées dès les premiers mois de captivité. Une chorale, d’abord, à l’initiative d’un artiste français, ancien secrétaire de Massenet. C. Baron, prisonnier à Zossen d’août 1914 à janvier 1915, raconte :
(…) les musiciens, au nombre d’une centaine (…) [ne tardèrent pas] à disposer d’un local spécial où ils se réunissaient tous les jours, de 9 heures à midi, pour les répétitions.
Grâce à leur bonne volonté et à la science du directeur, en peu de temps, cette chorale put exécuter les morceaux les plus difficiles. Elle mérita, à ce propos, les félicitations du commandant du camp et ses membres furent gratifiés, à titre de récompense, d’une ration supplémentaire d’un pain blanc par semaine.
Parmi les musiciens faisant partie de cette chorale, un groupe spécial s’occupait des chants religieux ; d’autres organisaient des concerts particuliers chez les adjudants ou bien dans les chambrées, en passant de l’une à l’autre compagnie.
Quand l’un de ces concerts était annoncé, les paillasses couvrant la chambrée étaient rassemblées et accumulées dans un coin pour faire place au public ; avec quelques planches, des sapins et des décors, on improvisait un théâtre, avec des coulisses faites de couvertures ou de papier, et l’on plaçait sur le devant quelques bancs destinés aux adjudants et aux membres honoraires.
Vers 6h1/2 du soir, on voyait arriver les spectateurs constituant le public ordinaire, portant chacun le petit banc qui leur servait de siège dans la chambrée. Ils se plaçaient au hasard dans la salle et la séance commençait : chants, chansonnettes, chœurs, morceaux de violon ou de trompette, déclamations, petites pièces militaires.
Pendant les entr’actes, des marchands de cigares ou de cigarettes circulaient, offrant leur marchandise.
Les membres honoraires, admis à tous les concerts, payaient une cotisation indéfinie, un ou deux marks ; les autres étaient simplement sollicités de verser à une collecte au profit des artistes.
° Le Répertoire
L’examen du répertoire des compagnies francophones dans les différents camps de prisonniers confirme, nous l’avons vu, la volonté de distraire et de faire rire le public, de lui procurer une salutaire évasion et de préserver son moral.
Émile Moussat précise qu’à Limburg (Hesse-Nassau), comme partout ailleurs dans les camps francophones :
(…) le répertoire gai triomphait ; [le] théâtre qui ne jouait que le dimanche après-midi, était destiné à d’humbles troupiers. Il fallait les faire rire et on y parvenait fort bien. On joua même des revues locales, genre dangereux et soumis à la censure préalables des autorités allemandes.
(…) [Le] théâtre était également music-hall et cabaret montmartrois.
La plupart des éditoriaux de journaux de prisonniers se font l’écho de cette mission : distraire, faire oublier les souffrances physiques aussi bien que morales. L’objectif du théâtre aux Armées n’est pas différent. Destiné à soutenir le moral des combattants, il est joué :
(…) devant un public hétéroclite bien différent du public habituel de la Comédie-Française. Pour ces hommes venus d’horizons sociaux différents, il fallut être attentif à la confection des programmes, trouver le rythme et le ton justes, écarter les tirades excessivement patriotiques, et privilégier des pièces drôles aux intrigues simples utilisant les ressources du comique éternel : la farce, la méprise, l’invraisemblable et la parodie sociale bouffonne : "Ils aiment qu’on les fasse rire d’abord, ils aiment les comédies plaisantes, des farces franches et toute la gaieté française, de Molière à Courteline, et toute la gamme du rire, du sourire au fou rire." On adopta le principe du "spectacle-coupé" : entre les pièces, on chantait les airs d’opéras connus ou d’opérettes à la mode. Les soldats appréciaient particulièrement les airs de Carmen, Manon, Faust. La représentation se terminait par des chansons de route que les soldats reprenaient en chœur.
Peu de différences donc, entre les soldats au front et ceux qui en ont été écartés… C’étaient bien au départ les mêmes hommes qui, par suite de circonstances involontaires, ont subi des sorts différents. Dans les camps, toutefois, il s’agit aussi de "faire recette" pour les caisses de secours aux prisonniers. Il est donc indispensable d’attirer le public et le choix d’un répertoire "léger" participe sans nul doute à cet objectif. Ajoutons encore que les répertoires français et belges au tournant du XXe siècle offrent un très grand nombre de comédies bourgeoises et de vaudevilles, comme en témoignent par exemple les suppléments dramatiques du journal L’Illustration. Il est probable que les responsables des théâtres des camps ont en mémoire les titres des pièces jouées avec succès dans les années qui ont précédé la guerre et que ce sont ces œuvres-là dont ils essayent d’obtenir les textes. Une bonne part des pièces recensées dans cette étude ont en effet été publiées par L’Illustration ou par La Librairie théâtrale, qui édite de nombreuses pièces en un acte. Parmi celles-ci, L’anglais tel qu’on le parle de Tristan Bernard joué dans presque tous les camps, mais aussi la Chance du mari et Le Cœur a ses raisons de de Flers et de Caillavet, ou Julien n’est pas un ingrat, de Pierre Veber… Ces publications présentaient aussi l’avantage d’être légères et donc faciles à glisser dans des colis, dont le poids était réglementé. Enfin, ce type de répertoire ne courait pas, – contrairement à des drames historiques ou à des œuvres plus philosophiques –, le risque d’être interdit par la censure.
Il n’est pas possible de se livrer à une étude statistique exacte des pièces les plus jouées, les sources que nous avons pu consulter étant forcément incomplètes et hasardeuses. Toutefois, nous avons recensé quelque deux cent trente-cinq pièces à travers huit camps différents. Nous constatons que les auteurs les plus joués sont Tristan Bernard (1866-1947), Alfred Capus (1858-1923), Georges Courteline (1858-1929), G.-A. de Caillavet (1869-1915), Georges Feydeau (1862-1921), Robert de Flers (1872-1927), Paul Gavault (1865-1951, qui fut directeur du Théâtre de l’Apollo), Maurice Hennequin (1863-1926), Eugène Labiche (1815-1888), Max Maurey (1868-1947, à la tête du théâtre du Grand-Guignol de 1898 à 1914, il prend ensuite la direction du Théâtre des Variétés en 1914), Yves Mirande (1875-1957) et Henri Géroule ( ?) ainsi que, pour les auteurs belges, Frantz Fonson (1880-1924) et Fernand Wicheler (1874-1935)…
Les pièces les plus fréquemment choisies sont L’Anglais tel qu’on le parle, de Tristan Bernard (à Cassel, Celle, Soltau, Würzburg), L’Asile de nuit de Max Maurey (à Celle, Friedrichsfeld, Göttingen, Senne), La Petite Chocolatière, de Paul Gavault (à Hameln, Göttingen, Landsberg, Soltau), Miquette et sa mère de de Flers et de Caillavet (à Hameln, Landsberg, Senne), La Chance du Mari, des mêmes auteurs (à Landsberg, Senne, Würzburg), Les Deux Timides de Labiche (à Göttingen, Senne et Soltau) et naturellement, puisque la pièce a connu un triomphe international dans les années de l’immédiat avant-guerre, Le Mariage de Mlle Beulemans, de Fonson et Wicheler (à Cassel, Celle, Göttingen et Soltau). Ajoutons à cela, dans un autre registre, le Faust de Gounod, dont de larges extraits ont été interprétés à plusieurs reprises dans presque tous les camps par les chorales ou par l’un ou l’autre chanteur, mais dont trois camps au moins (Göttingen, Soltau et Würzburg) ont présenté à plusieurs reprises tout le premier acte, le rôle de Marguerite étant chanté par l’un des prisonniers !
Dans ce répertoire uniformément léger et divertissant, il convient toutefois de mentionner une exception : le Théâtre de Senne-Civil donne les 10 et 17 mars 1918 un spectacle de gala à l’occasion de la réouverture du Théâtre. À l’affiche, Kaatje, pièce en 4 actes et en vers de Paul Spaak, dont le rôle principal est interprété par Paul Spaak fils. Le Z illustré du 25 mars 1918 en donne un compte rendu élogieux. Par ailleurs, le programme de cette soirée de gala propose une rétrospective historique du théâtre. Cette expérience de théâtre "sérieux" est la seule que nous avons trouvée. Elle trouve plus que vraisemblablement son origine dans le fait que le camp de Senne est un camp de civils parmi lesquels se trouvent plusieurs intellectuels dont, bien entendu, le fils Spaak qui se trouve sans doute à l’origine de ce choix.
La politique allemande à l’égard des Flamands, le camp de Göttingen
À la fin du mois de juillet 1916, un nombre important de prisonniers de Soltau est transféré dans celui de Göttingen. Les raisons de ce transfert sont liées à la volonté des Allemands de mener une politique très particulière à l’égard des Flamands de Belgique. Ce n’est pas ici le lieu de retracer les événements qui avaient secoué la Belgique dans les dernières années du XIXème siècle et de l’immédiat avant-guerre. Ils ont été remarquablement analysés par Sophie de Schaepdrijver dans son livre, La Belgique et la Première Guerre mondiale .
Evoquons toutefois la situation particulière du camp de Göttingen, choisi par les autorités allemandes pour y développer leur "politique flamande".
Dès le mois de février 1915, des circulaires émanant du "Kriegsministerium" (Ministère de la Guerre) au sujet des prisonniers de guerre d’origine flamande font état des intentions allemandes en la matière :
Le 16 février 1915
On juge nécessaire de séparer les prisonniers belges d’origine flamande des autres et de les interner à part. (…)
Le 18 février 1915
Le ministère de la guerre demande de rédiger et d’envoyer le plus tôt possible une liste de tous les prisonniers de guerre flamands universitaires ou se distinguant par leur formation et l’activité de leur esprit qui se trouvent dans votre camp.
Le 17 mars 1915
Le ministère de la guerre prie de donner l’ordre aux camps de prisonniers de votre ressort, d’envoyer au camp de prisonniers de Göttingen (…) tous les prisonniers de guerre flamands qui n’entrent pas en ligne de compte, d’une manière permanente, pour les travaux extérieurs. (…)
Rudiger, auteur du Livre noir de la trahison activiste, commente :
Par une lente évolution, l’idée allemande s’est définie, et nous assistons à l’installation de la pépinière de Göttingen, munie de toutes les ressources d’une propagande raffinée, ("Fürsorge-Ableitung") dirigée par le sieur Beyerle, professeur à l’université de Göttingen d’abord, puis après le départ de celui-ci à la "Politische Abteilung" à Bruxelles, par le sieur Stange, professeur à la même université.
Dans les camps eux-mêmes les problèmes et dissensions posés avant l’invasion allemande par le mouvement flamand en Belgique semblent provisoirement enterrés au profit de l’éclosion d’un sentiment patriotique belge unifié. Dans la revue jouée à Soltau, le 29 avril 1915, Tu vas fort ! l’une des chansons, chantée sur l’air de La Marche rouge, s’intitule Flamands-Wallons. En voici le texte :
Dans ces moments de fièvre intense
Où tous nous luttons pour notre pays
Ce serait vraiment d’la démence
Que d’s’occuper de questions de partis
Y a plus d’flamands, plus d’wallons tous frères
Nous sommes tous belges et belges avant tout
Rien maintenant ne doit nous distraire
De faire tout notre devoir jusqu’au bout
Il faut de l’Union
Car l’Union donne la confiance
Au sein d’la nation
Il ne faut qu’une seule espérance
Nous sommes les enfants
D’une même mère Patrie
Restons fiers et grands
Devant l’danger qu’elle reste unie
Écoutez Flamands et Wallons
Écoutez avec attention
Car l’heure est grave et décisive
Qu’un même espoir en nos cœurs vive.
Selon Rudiger, "en cherchant à "imposer" aux Flamands un traitement différent de celui des Wallons et des autres prisonniers, [les Allemands] ne réussirent qu’à provoquer des scènes de fraternisation sincère et enthousiaste, et à se rendre franchement ridicules."
Nous l’avons évoqué, la scène du Cosmo-Palace accueille dès le début de décembre 1915 des spectacles en diverses langues et notamment en flamand. Du 2 décembre 1915 au 30 juillet 1916, se dénombrent, d’après la collection de programmes d’Albert Delahaut,- qui n’a peut-être pas assisté à tous les spectacles et donc, peut-être pas possédé ni conservé tous les programmes - 22 spectacles en langue non française, dont 6 en flamand.
Si les circulaires ministérielles de février 1915 ne sont pas appliquées à ce moment-là, elles provoquent malgré tout des remous. Dans son journal déjà évoqué, Willy Van Cauteren écrit, à la date du 25 février 1915 :
Il se présente une nouvelle énigme. On sépare les Wallons des Flamands et on fait des listes de ces derniers. Les conversations vont leur train. On ne sait rien mais on parle beaucoup.
Et en date du 28 février :
Des journaux allemands impriment que les Flamands sont d’essence germanique et qu’un rapprochement découle de source : la langue, les mœurs, et jusqu’aux peintres flamands qui auraient adopté le coloris des maîtres allemands ! Nous ne savons à quoi tout cela rime et c’est avant de voir à quoi toute cette chinoiserie va nous mener que je veux en dire quelques mots. Si les Allemands pensent rouvrir chez nous la question des langues, ils seront déçus. S’ils pensent avoir à se ménager des sympathies auprès des Flamands sous n’importe quel prétexte que ce soit, qu’ils ne se bercent pas d’illusions. Jamais plus, ni en Flandre ni en Wallonie, on ne tolérera l’ingérence des Allemands dans le pays, car ceux-ci y ont créé le maximum de haine qui puisse s’accumuler. (…) Il n’y a dans notre pays qu’un seul et même sang qui coule dans nos veines : le sang belge (…)
Mais Willy Van Cauteren se fait hélas quelques illusions lui aussi, puisque, pendant ce temps, les promoteurs de l’activisme en Belgique travaillent avec le soutien des Allemands alors qu’à Göttingen, les manœuvres allemandes sous la haute surveillance du Prof. Carl Stange produisent malgré tout quelques fruits. Toutefois, il semble que la majorité des Flamands de Göttingen résiste fortement aux menées activistes, souvent encouragés en cela par leurs familles qui leur prodiguent, dans leurs lettres, des recommandations de fidélité à la Patrie.
L’objectif des transferts de prisonniers, déclaré notamment dans une circulaire du Kriegsministerium le 23 juin 1916, est de provoquer :
(…) le rassemblement du plus grand nombre possible de prisonniers de guerre flamands à Göttingen, dans le but d’en faire des amis de l’Allemagne ("Deutsch-Freunden") en cultivant les mœurs, et en leur faisant connaître en même temps d’une manière approfondie la civilisation allemande.
Toutefois pour qu’ils s’y prêtent de bon gré, sans qu’ils se méfient qu’on veuille les "allemandiser" (verdeutscht) ou même les incorporer à l’Allemagne, notre action pour les influencer doit garder tout à fait le caractère d’un intérêt plutôt général comme déjà avant, à Göttingen, on en a montré aux prisonniers d’autres nationalités. Pour cette raison, on s’est abstenu aussi d’interner les Flamands séparément d’autres prisonniers. Uniquement à cause de cela, et non à cause d’eux-mêmes, d’autres prisonniers aussi doivent être amenés en assez grand nombre à Göttingen en même temps que les Flamands.