Ils sont embarqués à Soignies dans un train à destination de Munster en Hanovre ou Soltau, via Bruxelles, Liège, Cologne, Werl, Breme, Osnabrück…
Au total, ils seront 60.000 à partir de Belgique pour l'Allemagne.
Partie II
Durant l’été 1916, la politique flamingante s’intensifie peu à peu. Les camps sont visités par des délégations d’Allemands et/ou d’activistes flamands à des fins de propagande. Ernest de Laminne raconte deux de ces visites, au camp de Munsterlager les 7 juillet et 6 août. Le Dr. Stange est accompagné du Belge Meert, membre du "Raad van Vlaanderen" - mouvement activiste créé en Flandre par les Allemands. En juillet, ce même Meert entouré de quelques-uns de ses collègues a par ailleurs visité Soltau. Harold Eeman raconte :
Ils avaient d’abord parcouru le camp sans escorte boche et avaient accosté un prisonnier, lui demandant : "Êtes-vous Flamand ?" - "Je suis Belge", répondit le prisonnier. Meert coupa court à l’entretien et aborda un autre en flamand : "Zijt gij Vlaming ?" Le soldat ne répondant pas, Meert lui demanda en français s’il était Wallon. "Non", répondit l’homme, je suis Flamand, mais je ne comprends que le français" ; cette réponse rendit Meert furieux. Il s’en fut à la Kommandantur et revint au camp accompagné du général et de son état-major. S’étant éloigné un moment de ses chaperons, il fut hué par les prisonniers qui crièrent son nom légèrement modifié. Il courut chercher la protection des Allemands ; et ce fut le début de la répression. 1916 est l’année qui voit dans beaucoup de camps la fermeture des théâtres, la suppression ou la suspension des journaux. C’est en effet l’année au cours de laquelle la mise au travail des prisonniers s’intensifie et leurs nombreux déplacements démantibulent les différentes organisations mises en place.
De Soltau, des contingents de prisonniers sont envoyés à Hameln et à Göttingen, entre autres…
° Le "séjour" à Göttingen, du 23 août 1916 au 21 mars 1917...
Albert fait partie de ceux qui, à la suite des incidents de juillet, sont envoyés à Göttingen. Il y arrive le 23 août 1916. Dès le 29 août, il est envoyé à Weissenborn - kommando, vraisemblablement, sur lequel on ne possède aucune information. Il ne reviendra au camp principal qu’au début du mois de novembre 1916.
Comme déjà indiqué, Göttingen est placé sous l’autorité morale et intellectuelle d’un docteur en théologie de l’Université de Göttingen, tour à tour considéré comme l’ange gardien ou le mauvais génie (activiste) du camp. Le Dr Stange publie, dès 1915, une brochure descriptive et explicative du camp et de ses différents secteurs d’activité, ainsi qu’une brochure appelée "Le traitement moral du prisonnier de guerre", dans laquelle il se livre à une réflexion sur la nécessité d’offrir aux prisonniers des nourritures intellectuelles et, plus particulièrement, de leur permettre de commencer ou de poursuivre leur formation. Il est le directeur de rédaction des différentes publications du camp : Onze Taal, pour les Flamands ; Le Camp de Göttingen, pour les francophones et The Wooden City, pour les Anglais.
Il faut observer au passage que les journaux de Göttingen diffèrent sensiblement des journaux des autres camps, en ce sens qu’ils présentent un aspect pédagogique et instructif assez poussé, presque toujours relatif à l’histoire et à la culture allemande. Les articles "de fond" de la version française, par exemple, sont consacrés à : l’Histoire de la Législation sociale en Allemagne ; Goethe ; Bismarck ou encore, l’Histoire de la musique allemande ou la protection ouvrière en Allemagne.
Le Dr Stange précise, dans un des premiers numéros (novembre 1915) :
"Je prie nos lecteurs de se souvenir, toujours, que tous les articles, non signés, sont de moi et que c’est moi seul qui, exclusivement, en porte la responsabilité."
À Göttingen, il a été inaugurée le 15 avril 1915 la "Maison du Prisonnier".
Pour l'occasion, une cérémonie solennelle en présence de diverses hautes autorités a eu lieu.
Le programme de la manifestation reproduit les différents discours prononcés, parmi lesquels on relève le paragraphe suivant :
Cet édifice, construit avec la bienveillante permission du Ministère de la Guerre et de M. le Colonel, par l’aimable entremise du Comité National des Unions Chrétiennes des Jeunes gens d’Allemagne, grâce au dévouement inépuisable de M. le Colonel et de M. le professeur Stange, cet édifice est dû à la générosité des Unions Chrétiennes des Jeunes Gens d’Amérique et destiné aux jeunes gens de Belgique, de Flandre, de France, de Grande-Bretagne et de Russie. Il est la preuve de liens de parenté plus puissants que la race, la nationalité et les circonstances.
Le camp est, à certains égards, un endroit modèle, où les conditions de vie se situent nettement au-dessus de celles des autres endroits de détention.
Il est propre et il n’y règne pas la misère physique qui était celle de la plus grande partie du camp de Soltau.
Toutefois, Eeman se plaint de l’atmosphère du camp, dans lequel se pratique l’espionnage, la délation, de nombreuses inspections et fouilles, ainsi que des pressions continuelles exercées pour amener les prisonniers à se ranger du côté des Allemands.
On le devine, la vie intellectuelle est bien organisée, les bibliothèques bien fournies. Des cours sont donnés à différents niveaux d’enseignement. On compte pas moins de trois théâtres à Göttingen, qui portent presque le même nom en français, en wallon et en flamand. Ainsi : le Théâtre du Rayon de Soleil, le Teyâte dè Rayon d’Solo et De Opgaande Zon.
Dès qu’il le peut, Albert rejoint la troupe francophone. Nous le retrouvons en tout cas, dès le 10 décembre 1916, comme en témoigne la critique suivante parue dans le Camp de Göttingen :
Après avoir assisté à une humoristique satire des mœurs carolorégiennes, grâce à une nouvelle troupe formée des étoiles de Soltau et de ce que le camp pouvait fournir de meilleur, la direction avec une maîtrise et une célérité remarquable nous monta le Mariage de Mlle Beulemans. Ce chef-d’œuvre, dont tout Belge connaît à fond et les interprétations diverses et les moindres détails scéniques, fut enlevé avec le brio que son succès universel demandait. Notre jeune première A. Delahaut ne fit pas mentir les potins de Soltau. Il nous esquissa une Suzanne malicieuse, gracieuse, en un mot délicieuse…
Le 21 janvier 1917, c’est à une reprise de la Petite Chocolatière que l’on assiste :
Delahaut campe une Benjamine jeune, vive, élégante, sentimentale, aux gestes et réparties spontanés et exhubérants [sic], comme l’exig(e) la compréhension exacte et délicate du caractère indépendant et délicieux qu’il incarne.
Et en mars 1917, c’est dans le rôle de la jeune servante de "Ce bon Monsieur Zoetebeek" qu’Albert s’illustre.
Le théâtre francophone de Göttingen propose, on le voit, un répertoire très semblable à celui des autres camps francophones.
Il n’en va pas de même du théâtre flamand, lequel propose davantage de pièces "sérieuses", des drames historiques, des pièces psychologiques ou sociales. Pourquoi cette différence ?
Le théâtre flamand de la deuxième moitié du XIXe siècle, que ce soit à l’époque romantique ou dans l’apparition du drame réaliste, n’a pas atteint le niveau qualitatif de la prose ou de la poésie. Dans les années 1870-80, apparaissent toutefois quelques drames de mœurs, des comédies et des pièces légères, notamment dues à la plume de Auguste Henderickx (dont De Opgaande Zon présente Pier Lala et Prima Donna). L’avant-garde qui apparaît sous le nom de Van Nu en Straks à partir des années 1890 ne s’intéresse guère au théâtre (à l’exception de Alfred Hegenscheidt, dont la pièce Starkadd sera créée par le Fronttoneel - théâtre des armées sur le front de l’Yser, créé en 1917 à l’initiative de la Reine Elisabeth). Le théâtre en Flandre, avant 1914, se penche sur la conscience sociale et tente d’imposer "une conception bourgeoise de l’homme et de la société, [dans un] style [qui] va du genre sentimental à la déclamation autoritaire". Vers 1900, il subit partiellement les influences naturalistes mais il demeure toutefois assez éloigné de l’actualité européenne. Il n’existe donc pas, en flamand, de répertoire comparable à celui qui se joue en français.
En outre, le Vlaamsche Schouwburg "De Opgaande Zon" de Göttingen a été créé par Staf Bruggen du Conservatoire Flamand d’Anvers, lequel sera un membre créateur du futur Vlaamsche Volkstonneel. La suite de son parcours théâtral indique que ses goûts n’allaient pas vers le théâtre de pur divertissement.
De Opgaande Zon présente 95 soirées entre le 19 novembre 1916 et le 20 novembre 1918 (pour autant que la collection de programmes consultés soit complète). Sur ces 95 spectacles, on compte 34 concerts ou soirées musicales, 24 comédies contemporaines, 22 drames historiques, 5 spectacles divers (music-hall, variétés) et 10 soirées de fête. Parmi les pièces traduites, figurent Les Revenants d’Ibsen, Candide de Shaw et Le Mort de Camille Lemonnier !
Enfin, la politique flamingante du camp de Göttingen et le regard omniprésent du Prof. Stange ont dû contribuer au type de programmation du Opgaande Zon - dans le sens d’une priorité donnée aux auteurs flamands (Maurits Sabbe, Lode Scheltjens, P. van Assche, Henderickx…) ou hollandais (Herman Heyermans, Jan Fabricius et Top Naeff…) - au choix des thèmes traités.
Des contacts se nouent néanmoins entre les acteurs des diverses troupes et Albert a conservé une photo d’Emiel Beliëns , charmante jeune première flamande.
Mais la carrière théâtrale d’Albert dans les camps touche à sa fin.
Dans le courant de ce mois de mars qui le voit s’illustrer dans Ce bon Monsieur Zoetebeek, un diplomate espagnol arrive au camp et exige que les prisonniers puissent lui parler sans témoin allemand. Hélas, selon le récit qu’en fait Eeman :
(…) ignorant l’atmosphère particulière du camp, il n’eut aucune objection à la présence d’autres prisonniers à ses entretiens. Un grand nombre de prisonniers voulurent lui parler, si bien qu’il dut les recevoir par groupes. Il ne se doutait pas que dans chacun de ces groupes, il y avait des prisonniers espions. Avec un ami, je faisais partie d’un des groupes. Nous protestâmes avec force contre les agissements du professeur Stange et de ses complices belges de la Kommandantur. (…) Nous donnâmes à l’Espagnol stupéfait et indigné des renseignements précis sur ce qui se passait ici. (…) Le résultat ne se fit pas attendre.
On apprit que les Belges de la Kommandantur étaient en train de dresser une liste des prisonniers qu’il fallait envoyer à Cassel. (…) C’était un des camps de punition les plus notoires. Les flamingants avaient bien choisi l’endroit, ils étaient occupés maintenant à choisir les victimes.
Albert fait partie des ces victimes et est immédiatement envoyé à Cassel.
Cassel, le "camp de la mort" et les kommandos agricoles (21 mars 1917-28 décembre 1918)
Harold Eeman évoque les sentiments des prisonniers expédiés à Cassel :
En partant pour ce camp où nous attendaient, nous le savions, tant de souffrances, nous éprouvâmes la plus grande impression de soulagement que nous ayons ressentie en Allemagne. Car chacun de nous savait que nous pouvions avoir une confiance absolue dans les autres. Nous supporterions ensemble les privations, les maladies dont on nous menaçait. Nous ne côtoierions plus ces traîtres, dont la haine nous poursuivait, les Rooms, les Breyne, les Middy, les Goosenaerts, que nous rencontrions à chaque pas et dont la vue attisait en nous la colère. Nous quittions le meilleur camp d’Allemagne pour le plus mauvais, et nous étions heureux.
Il se livre par ailleurs à une description circonstanciée des conditions de vie à Cassel :
La caractéristique du camp de Cassel qui l’avait fait choisir comme camp de punition était son état sanitaire. Une terrible épidémie de "Flecktyphus" (typhus exanthématique) y avait tué en trois mois deux mille prisonniers d’une population totale de dix mille. La saleté du camp, l’abondance de la vermine, l’absence de tous soins d’hygiène [expliquent] la propagation rapide du mal.
(…) le typhus ne disparut pas. Des cas isolés se présentèrent souvent. La crainte de la contagion pesait lourdement dans l’air. Elle était presque tangible quand j’arrivai à Cassel. (…) Le souvenir de l’épidémie, la crainte de son renouvellement, présagé sans cesse par l’apparition de cas individuels, pesaient lourdement sur le camp dont l’atmosphère était déprimante.
Une autre maladie cause des ravages à Cassel, la dysenterie, rendue mortelle par l’absence de soins et de nourriture. La soupe est immangeable mais :
(…) comme nos paquets ne nous arriveront que plus tard, il faut bien que nous la mangions. Mais quoique affamés, nous ne parvenons pas toujours à l’avaler. (…) je n’avais encore jamais rencontré la soupe aux moules gâtées et aux petits poissons dans le même état de décomposition.
Le camp est par ailleurs terriblement sale :
Ce n’est qu’un vaste fumier et si l’on respire un air vif sur le chemin du haut c’est parce qu’on est y assez loin des baraques et de l’espace qui les sépare. Habité surtout par des Français et des Russes, la négligence des uns et la saleté incurable des autres sont en partie responsables de la saleté. Les latrines sont dans un tel état que les Français en sont même dégoûtés.
En outre, l’hiver 1916-1917 est particulièrement froid et les baraquements sont à peine chauffés.
Dans ces terribles conditions, Cassel compte pourtant aussi une troupe de théâtre. C’est le journal de Göttingen, distribué aussi à Cassel et Langensalza, qui rend compte de ses activités. Mais Albert n’aura pas le temps de s’y intégrer. Dès le 5 avril, comme la plupart des Belges, il est envoyé en kommando agricole à Spiesskotel ou Spiesskappelle (?) pendant trois semaines puis à Bockstadt s/Eifeld, où il travaille chez un baron von Münchausen (!), jusqu’au 28 décembre 1918.
Il n’est pas question de théâtre, naturellement, dans cette propriété où Albert est préposé au service des écuries. Toutefois, lors d’un de ses passages à Cassel, sans doute, assiste-il à une représentation du Mariage de Mlle Beulemans le 8 septembre et/ou le 26 septembre 1918 ainsi que semblent en témoigner les derniers deux programmes de sa collection.
D’autres initiatives dans les camps
Ce survol des activités du spectacle dans les camps de prisonniers en Allemagne n’a fait qu’effleurer les autres activités culturelles et de loisirs qui ont pourtant été essentielles à la survie des détenus. Mentionnons-les brièvement.
Pour les mêmes raisons que celles qui ont présidé à la mise sur pied des concerts et spectacles, les sportifs s’efforcent d’obtenir des bouts de terrains et des salles vides. Ils y organisent de nombreux matchs de football (c’est l’activité sportive qui est de loin la plus pratiquée), de boxe, de tennis ou de boules, et même des championnats d’athlétisme (avec courses à pied , sauts, lancer du disque et du marteau, lutte gréco-romaine…).
Les jeux, nous l’avons vu, occupent bon nombre de moments de loisirs. Des tournois d’échecs, de dames, de bridge et de whist sont organisés.
Des cours et formations professionnelles sont mis sur pied. Le rapport de l’Œuvre d’assistance aux prisonniers belges en Allemagne précise par exemple qu’à Soltau :
Il se trouve dans le camp environ 400 étudiants universitaires qui ont organisé des cours dirigés par M. Alfred Brichard, adjudant d’artillerie. Il y a 62 professeurs réguliers ; on donne des cours universitaires, des cours moyens et professionnels.
Ces cours se donnent dans trois salles, de 8 heures du matin à 5h30 du soir.
Des conférences sont organisées, ainsi que des séances de cinéma.
Des bibliothèques se constituent, dans presque toutes les langues parlées dans les camps. Elles connaissent un vif succès et bénéficient d’aides extérieures, envois par des maisons d’éditions, dons, achats… Dans certains camps, une salle est mise à la disposition des lecteurs.
Enfin, les beaux-arts occupent également une place non négligeable. Peinture, sculpture, ébénisterie, fabrication de bijoux ou d’objets en métal, création d’œuvres en tous genres qui donnent lieu à des expositions visitées par les prisonniers eux-mêmes mais aussi par les responsables du camp et par leurs familles.
Les architectes quant à eux sont sollicités pour la réalisation des Monuments aux morts et la construction des salles de spectacle.
À la fin de l’hiver, les prisonniers cultivent des bouts de jardins décoratifs où ils rivalisent de recherches esthétiques.
C’est dire assez l’importance que revêtent, dans les circonstances les plus pénibles, la création artistique et l’activité intellectuelle qui ont été dans ces camps à la fois un moyen de lutte contre le cafard et l’ennui, un effort de solidarité, un instrument de cohésion et de rassemblement, une manière de garder la tête haute et l’esprit en éveil…
Dans le n°65/66 de Le Camp de Göttingen en mai 1916, un certain Jean Arnal écrivait :
De grâce, ne restez pas oisifs. L’épreuve est une école rude sans doute mais qui sera très profitable si vous le voulez. Il ne s’agit pas de se laisser vaincre par elle mais de la surmonter. Elle est le creuset où se forme l’énergie, où se fortifie le courage, où s’exerce efficacement la volonté. Utilisons-la pour devenir des hommes meilleurs et plus forts. La Patrie aura, demain, plus que jamais, besoin d’hommes vaillants. Ce serait un crime de nous laisser abattre, de laisser sans culture les dépôts de qualité morales et intellectuelles que chacun de nous porte en soi. Haut les cœurs !
Avant de refermer la porte des camps, revenons un instant encore vers Albert Delahaut. Après son retour en Belgique, il sera engagé par la Petroleum Company où il fera une carrière de délégué commercial. Il fera la connaissance de Marguerite, cousine d’un ancien camarade de régiment. Il n’aura plus que rarement l’occasion de se produire au théâtre, - en dépit de quelques prestations mémorables au cours de réunions familiales ou amicales - mais il en restera un fervent amateur. Il aura en 1923 une fille, Francine, qui elle-même aura trois enfants, dont une fille à qui Albert fera découvrir le théâtre et l’opérette. Cette petite-fille prénommée Nicole… mais ceci est une autre histoire.
Annexe
Extrait du Programme de la représentation de Kaatje de Paul Spaak.
Dix mars 1918 ! Il y a donc un an déjà que, tout joyeux de voir se relever un rideau clos depuis plus de six mois, nous avons assisté à la représentation d’Un jour de pluie et de La Recommandation, ces deux petites pièces en un acte, par lesquelles on inaugurait le nouvelle saison, par lesquelles on débutait pour recommencer, ou plutôt pour continuer avec plus d’ampleur, plus de décision, plus d’audace, l’œuvre de divertissement et de bienfaisance qui a toujours été le but du Cercle Dramatique.
En jetant un coup d’œil rétrospectif vers ce passé si proche encore et si lointain déjà, nous avons le droit d’être fiers. L’œuvre entreprise alors - ou mieux reprise - a été menée à bien. Les résultats sont probants et nous ne pouvons pas mieux insister sur leur importance qu’en les résumant en une ligne : Sans le Cercle Dramatique, rien de ce qui existe aujourd’hui n’existerait.
Oh ! Vous les nouveaux, vous ne comprenez pas, vous ne savez pas que le camp n’a pas toujours été tel qu’il est aujourd’hui, vous ne vous rendez pas compte du constant effort qui a été fourni pendant trois ans en vue d’améliorer sans vesse notre condition matérielle et morale. Interrogez les anciens. Ils vous diront l’opiniâtre travail entrepris vers le but rêvé et les modifications successives qui nous ont peu à peu amenés à la situation actuelle. Ils vous conteront l’histoire du camp (car il y en a une, qu’un de nous, peut-être, un jour, écrira), et vous verrez alors que chaque état différent correspond à une nouvelle étape du Cercle Dramatique, que tout progrès matériel ou moral dans la vie du camp procède en quelque sorte d’une extension apportée au théâtre.
Comme il est loin déjà, le premier théâtre, celui des Douches, et ses quelques acteurs interprétant, - quelle merveille) - L’Asile de nuit, dans un décor composé de couvertures plus ou moins adéquates !… Et c’était le temps où il n’y avait ni soupes populaires, ni "Sou du Prisonnier" ! Puis, c’est le Grenier-Palace, un cercle dramatique constitué qui fait profiter de ses recettes les nécessiteux, en faisant, tant bien que mal, des répartitions d’argent ou de cigarettes aux compagnies. Il y a déjà un mieux, très faible encore, c’est vrai. On passe au Waldlager, et ceci nous amène aux Surprises du Divorce, trois actes, bien interprétés par une troupe brillante et complète, trois actes couronnés du succès le plus légitime… Il va donc se produire un grand changement ? Hélas ! non, des changements imprévus vont se produire : dissolution du Cercle dramatique, départs pour Holzminden, suppression des représentations théâtrales… C’est la crise, le commencement d’une période sans distractions : août 1916-février 1917.
On n’avait donc encore que bien peu progressé quand le Théâtre rouvrit ses portes le 4 mars 1917 ! C’est exact ; et c’est pourquoi ce jour est l’anniversaire d’une date qui doit rester inoubliable, la date qui marque la grande étape. L’année qui se termine aujourd’hui est celle qui nous a apporté les modifications les plus remarquables, c’est celle au cours de laquelle, grâce à l’appui du théâtre, nous avons acquis le bien-être - relatif - dont nous jouissons aujourd’hui.
Nous sommes donc en mars 1917 : la troupe du théâtre sent vibrer en elle la volonté d’atteindre des sommets. Courageusement, elle entreprend Monsieur chasse, délicieux vaudeville de Feydeau, qui assure au Cercle dramatique la sympathie générale. L’ancienne troupe que nous avions dû laisser partir l’été précédent et dont on redoutait l’absence, n’est plus à regretter : avec les éléments actuels on dépassera l’œuvre antérieure ; Telle est l’impression au lendemain de Monsieur chasse, impression que vint encore renforcer la représentation des quatre actes de La Petite Chocolatière.
Mais ceci ne sont que les mois préparatoires qui donnent conscience de ce que l’on peut faire, qui font percevoir confusément l’orientation et la portée du travail à accomplir. Le programme est esquissé dès Staumühle : Spectacle tous les dimanches, grâce à une interprétation dans laquelle on a confiance, on peut escompter des salles toujours combles, donc des recettes toujours fortes et égales. "L’argent est le nerf de la guerre", chose connue, et cet argent - c’est le but humanitaire du Cercle Dramatique - doit servir à des œuvres de bienfaisance. Ainsi naissent les "Soupes Populaires" et "Le Sou du Prisonnier".
L’initiative de ces institutions revient exclusivement au camarade Duhamel. Dès qu’il eut obtenu, en mai, les fonctions de chef de cuisine, il organisa des Soupes Populaires. Chaque prisonnier nécessiteux recevant du Comité de secours des vivres qui généralement sont haricots, riz ou lentilles, et la cuisson de ces aliments étant rendue difficile par le manque de combustible, Duhamel proposa aux intéressés de cuire leur ration de vivres à la cuisine. Un chaleureux accueil fut fait à cette initiative. Encouragé, il demanda au théâtre de l’argent et acheta des bouillons Oxo, du lard, des condiments, du sucre, en un mot ce qui était nécessaire pour améliorer ces soupes. L’œuvre ainsi fondée ne cessa de prendre de l’ampleur surtout lorsque le Restaurant - société coopérative dont les bénéfices nets sont versés aux œuvres - eut facilité les conditions de l’achat de vivres indispensables pour la confection de repas consistants. Ces achats du 1er Mai au 28 Février, ont atteint une valeur d’environ trois mille mark, preuve éloquente de l’efficacité de l’œuvre.
Adjudant-chef au retour de Staumühle, Duhamel, ayant mûrement envisagé le sort des travailleurs, songea à la rémunération de certaines corvées. Une nouvelle et heureuse initiative allait le guider vers une nouvelle œuvre, basée elle aussi sur le Théâtre, possible elle aussi en s’appuyant sur le secours financier du Cercle Dramatique : "Le Sou du Prisonnier".
En partie par des dons particuliers, en partie par des dons du théâtre, - aujourd’hui exclusivement grâce à ceux-ci et à ceux de la Symphonie, - il constitua une caisse qui, chaque quinzaine, apporte aux travailleurs fixes un petit salaire leur permettant de se rendre au Cinéma ou au Théâtre, d’acheter quelques cigarettes… Les travailleurs ont reçu en six mois - d’août 1917 à janvier 1918 - plus de 5.000 mark, tant par les caisses allemandes que par le Sou du Prisonnier.
Si nous devons êtres reconnaissants au Théâtre de permettre par son zèle et sa bonne volonté le maintien de cette organisation très appréciable, nous ne devons pas moins comprendre le rôle de celui qui a pris l’initiative de ces créations. Le directeur du Théâtre est l’homme qui a voulu ce que tous nous désirions. Il a su activement diriger nos bonnes volontés passives. C’est lui qui nous a conduits où nous sommes, et toute notre gratitude lui est acquise. Il a guidé notre vaillante troupe dramatique sur le chemin glorieux où elle marche aujourd’hui, et une grande part du beau résultat obtenu lui est redevable.
Mais n’oublions pas les autres qui méritent aussi nos éloges et nos remerciements. Je ne puis les citer tous, car depuis l’humble accessoiriste jusqu’au premier rôle, ils montrent tous une inlassable ardeur. Tout d’abord c’est à la Symphonie et à son chef très estimé, le camarade Quatrus, qu’il nous faut exprimer notre reconnaissance pour la part prise par l’orchestre dans ce grand travail où la Musique est venue en aide, d’une façon si irréprochable, au Cercle Dramatique. Nous rappellerons ensuite Davin le premier régisseur, qui nous quitta pour des cieux plus doux, après avoir donné au printemps dernier le formidable coup d’épaule nécessaire pour construire les assises de l’œuvre. Quelques mots pour Franchiloy, qui, après avoir délaissé le Théâtre pour la symphonie, ne reparut au Cercle Dramatique qu’en automne passé, et qui aussitôt, prenant sa mission à cœur, aida les plus petits et les plus grands de ses conseils et de son expérience, travaillant en commun avec Paul renard, notre régisseur actuel, celui qui, un an après la Recommandation a l‘honneur de nous offrir le régal de la représentation ‘aujourd’hui. Notre jeune régisseur n’a pas été effrayé par les grandes œuvres interprétées avant lui : Le Mariage de Mademoiselle Beulemans, Les Deux Canards, Le Contrôleur des Wagons-lits, Le Mystère de la Chambre jaune et Papa, toutes ces comédies dont le succès est incontestable, dont l’interprétation fut brillante autant que variée. La nouvelle régie nous a déjà donné le savoureux et paradoxal Veilleur de Nuit de Sacha Guitry et Les Maris de Léontine, la comédie-vaudeville de Capus, que nous avons tous applaudie de si grand cœur ; La troupe entière a confiance dans son jeune régisseur : elle sait qu’il lui fera obtenir de nouveaux lauriers.
Et c’est avec ce ferme espoir, guidée par un directeur dont les initiatives furent toutes heureuses et bénies, et par un régisseur qui a la noble ambition d’égaler ses prédécesseurs, que le Cercle Dramatique, plein de bonne volonté et de courage, inaugure la deuxième année… avec l’espoir aussi qu’elle ne se terminera pas ici…
Le Théâtre est l’âme de ce grand corps qu’est le camp. Nous lui sommes redevables des améliorations énormes effectuées au cours de cette année qui est close aujourd’hui,, et c’est faire acte de justice que de lui exprimer à cette occasion, à lui et à ceux qui le conduisent, la gratitude du camp tout entier.
Paul Cleirens